— Allô, j’écoute !
— Je suis bien chez madame Boyer ?
— C’est pourquoi ?
— Bonjour madame, amicale des anciens élèves du lycée Stendhal. Nous organisons une réunion des anciens de la terminale 1958. C’est moi qui suis chargé de contacter tous les copains et les copines, est-ce que je pourrais vous rencontrer ?
— Les anciens de… 58 ? Je suppose que c’est à ma mère que vous souhaitez parler.
— Je me disais aussi, je ne reconnais pas la voix de Mauricette. Pourriez-vous me la passer ?
— Hélas non, monsieur. Ma mère est décédée.
— Elle a eu un accident ?
— Vous n’étiez pas au courant ?
— Pas du tout.
— Vous la connaissiez bien ?
— Bien sûr, nous étions dans la même classe.
— Vous êtes monsieur ?
— Heu… Dufournet, André Dufournet.
— En réalité monsieur Dufournet, ma mère est morte l’an dernier d’un cancer du poumon, vous ne le saviez pas ?
— Comme c’est dommage ! Je me faisais un plaisir de la revoir. Je suis terriblement désolé. A-t-elle souffert ?
— Horriblement.
— Je vous présente toutes mes condoléances, madame. Navré de vous avoir importunée.
Durieu coupa la communication d’une pression du pouce sur une touche du portable de son frère.
« Elle a souffert, c’est déjà ça. Mais elle n’a pas su pourquoi… Enfin… »
— Allô, la Maison de la Justice et du Droit ?
— Oui monsieur, que désirez-vous ?
— Je suis le juge Dufournet. Pour des raisons personnelles, j’aimerais avoir les adresses des juges Bernard, Ducret et Gauchard, ainsi que celle du procureur Delfosse s’il vous plait.
— En aucun cas nous ne donnons les adresses ou les numéros de téléphone des magistrats, vous devez le savoir, monsieur le juge.
— Oui, bien entendu. Mais nous avons fait notre droit ensemble et fréquenté en même temps l’école de la magistrature de la rue Chanoinesse. Je désirais simplement reprendre contact avec eux.
— Quels noms avez-vous dit ?
— Bernard, Ducret, Gauchard et Delfosse.
— Les juges Ducret et Gauchard sont morts, monsieur le juge ! Comment se fait-il que vous ne soyez pas au courant ?
— J’étais en poste à la Réunion jusqu’au mois de septembre dernier. Je viens seulement d’arriver à Grenoble, c’est pour cela que je vous appelle. Ainsi Gauchard et Ducret sont morts ? Je suis catastrophé.
— Oui, un terrible accident. C’était il y a deux ans. Ils étaient dans la même voiture et ils ont percuté une camionnette qui roulait à contre-sens sur l’autoroute, au niveau de Pontcharra. Le choc a été terrible. Le juge Ducret est resté plusieurs semaines dans le coma avant de décéder quant au juge Gauchard qui conduisait, il a eu les deux jambes broyées. On a dû l’amputer et finalement il est mort lui aussi, le même jour que son collègue.
— Terrible coïncidence ! Le juge Bernard et le procureur Delfosse sont toujours en bonne santé au moins ?
— Mais oui. Tout ce que je peux vous dire à leur propos, c’est que le procureur habite à Fontaine, et le juge Bernard à Grenoble. Si vous désirez leurs adresses exactes, voyez au Palais de Justice. Je suis désolée pour vous mais je ne peux pas faire plus.
— Je vous remercie. Je vais me rendre au palais de justice.
— Allô, colonel Darsonval ?
Une voix sèche, cassante répondit :
— Que me voulez-vous ? Présentez-vous !
— Je suis monsieur Dufournet…
— Connais pas !
— Je vous prie de bien vouloir excuser cette audace mon colonel, mais j’aimerais avoir recours à vos connaissances militaires.
— À quel sujet ?
— À propos d’armes à feu.
— Posez votre question !
— Voilà. Mon père possède un vieux pistolet datant de la guerre 1914-1918…
— Un pistolet ou un revolver ?
— Heu, je ne sais pas trop. Il y a une différence ?
— Essentielle. Que voulez-vous exactement ?
— Je me demandais si vous pourriez me dire ce que c’est, et si cette arme peut avoir de la valeur pour un collectionneur.
— Je ne peux pas vous le dire sans l’avoir vue et je ne me déplace pas.
— Je peux venir vous la montrer.
— C’est ça. Venez dimanche à 18 heures. Vous savez où j’habite puisque vous me téléphonez.
— Merci mon col…
— Au revoir.
Quand la porte du 18 de l’impasse des Edelweiss à Pont de Claix s’ouvrit, Durieu essuya rapidement le pare-brise embué de la 205 et porta à ses yeux les jumelles qu’il venait d’acheter. Un homme vêtu d’un bleu de travail, mince, la cinquantaine bien entamée en sortit. La puissance de grossissement des compactes Minolta lui permit de détailler avec précision le visage : nez aquilin, visage en lame de couteau.
« C’est lui ! » murmura-t-il, « aucun doute possible. »
C’était bien Daniel Lapierre, le huitième juré.
L’homme se dirigea vers une Renault 5 rouge stationnée au début de l’impasse. Durieu lança son moteur. L’homme démarra, rejoignit la nationale 85 et roula en direction du sud. En passant au niveau des usines de Basse-Jarrie, il baissa sa vitre de portière, klaxonna et fit signe à un groupe d’hommes mais ne s’arrêta pas et continua en direction de Vizille.
« Donc il ne va pas travailler, à moins qu’il ait changé d’emploi depuis… Il est vrai qu’on est samedi » pensa Durieu. La petite Renault traversa Vizille, repiqua vers le nord en direction d’Eybens puis tourna à gauche en direction du hameau de Montbouchat. Au lieu de s’engager à la suite, Durieu stoppa.
L’étroitesse de la route et le manque de circulation aurait immanquablement attiré l’attention de Lapierre. Il laissa passer cinq minutes avant de suivre le même chemin. Cinq cents mètres plus loin, il repéra la voiture rouge garée sur un étroit accotement herbeux. Quand la 205 de Durieu passa, l’homme, botté, un sac en plastique à la main, fermait son véhicule à clé avant de disparaître dans le bois. Un douloureux souvenir jaillit de la mémoire de Durieu. Il serra les dents, passa sans tourner la tête, continua en direction du hameau. La route n’allait pas plus loin. Durieu regarda sa montre : il était 14 heures. Il réfléchit quelques instants puis décida de faire demi-tour.
Tout en roulant vers Grenoble, Durieu pensait à la façon dont il allait coordonner la suite de sa grande œuvre. Puisque Ducret et Gauchard étaient morts, il ne lui manquait plus que deux adresses, celles des principaux responsables, le procureur Delfosse et le juge Bernard.
Fontaine ! Le procureur, cet homme abhorré, habitait Fontaine. Pas question pour l’instant d’aller au palais de justice rechercher l’adresse exacte. Beaucoup trop risqué ! Quelqu’un pourrait se souvenir et faire de lui une description précise. Il fallait procéder autrement. Le procureur étant en quelque sorte un notable, il ne devait pas se contenter d’habiter un simple appartement. C’est donc dans les quartiers résidentiels qu’il devait chercher. Seule solution, arpenter systématiquement les rues de la ville et vérifier les plaques des boites aux lettres. Cela risquait d’être long ! Mais on n’était que le onze octobre, il avait encore le temps, et puis Fontaine n’est pas une si grande ville. S’il ne trouvait pas de cette façon, il serait toujours temps de prendre le risque d’aller au palais de justice.