41. Explications.
— Capitaine, fit le lieutenant Dussollier en agitant une feuille de papier dépliée, le greffe du tribunal de Grenoble vient de nous faire parvenir une lettre qui était adressée au juge Bernard. Elle nous a été transmise dans le cadre de l’enquête sur la mort de celui-ci.
— Que dit-elle ? Lis-la-moi !
« Monsieur le Juge,
Je m’appelle Véronique Peroz, née Magnin. J’habite à Marcilly en Haute-Savoie. Quand j’avais onze ans, en 1978, j’ai été appelée à témoigner dans le procès de monsieur Durieu, mon maître d’école. Au tribunal, j’ai déclaré que j’avais vu mon instituteur avec Marie Montaz, mon amie assassinée, juste avant le moment du crime. J’avais bien vu Marie avec un homme ce jour-là, mais cet homme, qui ressemblait à monsieur Durieu, boitait, alors que mon maître ne boitait pas, et ça, je ne l’avais pas dit. En 1981, je suis allée témoigner à la gendarmerie de Valtonnex, pour rectifier, mais il n’y a jamais eu de suite. J’espère que vous pourrez faire quelque chose qui mettra fin aux cauchemars et aux remords qui me hantent depuis vingt ans.
Je suis prête à témoigner à nouveau si vous me le demandez.
À Marcilly, le samedi 8 novembre 1997
Véronique Peroz. »

— Qu’en pensez-vous ?
— Je pense que si un tel témoignage avait été pris en compte en temps utile, il y aurait eu un sérieux doute quant à la culpabilité de Jean Durieu. Et dans ce cas il aurait sûrement été acquitté ! Quand on pense que, lors de son procès, il n’a échappé à la peine capitale que parce que la préméditation n’a pas été retenue contre lui !
— Cette lettre, ça ne pourrait pas être un témoignage forcé ?
— On peut le savoir très vite. Trouve-moi le numéro de cette femme et appelle-la.

— « Allô ! Madame Véronique Peroz ? Ne quittez pas, je vous mets en communication avec le capitaine Pricaz de la police de Grenoble » À vous, capitaine.
— Madame Peroz ? Le tribunal de Grenoble a reçu votre lettre au sujet de l’affaire Durieu. Dites-moi, est-ce que vous avez vu ou revu votre ancien instituteur récemment ? … Non ? … Vous êtes absolument sûre ? … Bien… Est-ce que le procès va être révisé ? Je ne peux pas vous le dire avec certitude, mais c’est possible. Oui… Oui, bien sûr vous avez eu raison… Au revoir, madame.
— Alors ?
— Alors elle affirme que son témoignage est tout à fait libre, et spontané, si l’on peut dire !
— Mais alors capitaine, ce serait Guy le vrai coupable du premier meurtre, celui de la petite Marie Montaz ?
— Pour moi, c’est évident maintenant, pour plusieurs raisons. D’abord, j’ai vu Jean à la prison, il ne boite absolument pas alors que, tu l’as remarqué toi aussi, Guy claudique. Ensuite, quand nous sommes allés l’interpeller, il a paniqué et essayé de nous refermer sa porte au nez. Troisièmement, j’ai lu attentivement toutes les minutes du procès de Jean Durieu. Celui-ci a toujours tout nié. Il a été condamné par l’absurde, si je puis dire. Comme cela ne pouvait pas être quelqu’un d’autre, il fallait que ce soit lui. Et enfin, quatrième raison : la petite savoyarde n’aurait jamais suivi un étranger dans le bois.
— Mais Guy était un étranger pour elle.
— Pas tout à fait. Je vois la scène comme ça : Guy vient rendre visite à son frère. Il demande son chemin à la petite fille qui, bien entendu, s’étonne de la ressemblance. Guy raconte qu’il est le frère de son maître et la petite, qui adore son instituteur, est immédiatement mise en confiance. Peut-être décident-ils de se cacher dans le bois pour faire une surprise à Jean. La fille est jolie, souriante et nue sous son pull-over à grosses mailles. Guy est beaucoup plus porté sur le sexe que son frère. L’occasion, l’herbe tendre : il craque, abuse de la petite fille puis la tue. Il s’apprête à dissimuler le corps et les habits de la pauvre gosse quand il entend une voiture arriver. Il disparaît.
— Excusez-moi, mais il y a un point faible dans votre raisonnement. Comment Guy serait-il venu jusqu’à ce bois ?
— J’y ai pensé. En voiture, et probablement une voiture du même modèle que celle de Jean. Ce qui expliquerait que, dans la région, personne ne se soit étonné. Guy a très bien pu garer son véhicule sans pour autant qu’il soit visible de partout, n’oublie pas qu’il s’agit d’une route de montagne avec des virages, et longeant un bois. S’il est reparti dans la direction opposée, personne ne l’aura remarqué et surtout pas son frère.
— Comment se fait-il qu’on n’ait jamais su que Jean Durieu avait un frère ?
— C’est de sa faute. À son procès, il s’est borné à accepter l’établissement de son identité et a complètement refusé de mêler sa famille à cette affaire. L’idée que son frère aurait pu faire le coup ne l’a sûrement jamais effleuré. Se sachant innocent et pensant être rapidement acquitté, il s’est lui-même placé en situation d’être le seul soupçonnable. À partir de là, l’accusation n’a eu aucun mal à obtenir sa condamnation, surtout que, bizarrement, Jean a toujours refusé l’assistance d’un défenseur. Ce qui pouvait éventuellement plaider en sa faveur s’est finalement retourné contre lui. L’avocat général était un vieux renard des prétoires. Lors de son réquisitoire, il n’a fait qu’une bouchée du naïf petit instituteur.
— Mais le juge et ses assesseurs étaient de vieux routiers de la justice ; ils n’étaient pas manipulables, eux !
— Ils ont été convaincus par l’accumulation d’indices et par les témoignages, tout comme les neuf autres membres du jury.
— Serait-ce également Guy qui les aurait trucidés ?
— Difficile à croire. Il n’avait aucune raison de réveiller l’affaire, ni aucun intérêt à le faire. Le mobile plausible de ces meurtres en série, c’est la vengeance, or seul Jean avait des raisons de se venger de tout ce beau monde qui l’avait condamné injustement.
— Mais Jean était en prison au moment des meurtres.
— Eh oui ! Seule explication : il y a eu échange de personnes à la faveur d’une permission.
— Le directeur et les gardiens sont formels, Jean Durieu était en prison au moment des faits. On ne peut pas mettre leur parole en doute !
— Tu as raison, jamais ils ne reconnaîtront s’être fait berner. Jean le sait. Mieux que cela, je suis persuadé qu’il sait que nous connaissons la vérité et que nous ne pouvons rien faire.
— On pourrait ne pas le libérer par anticipation.
— Difficile, surtout s’il s’avère qu’on puisse prouver que Guy était en France en 1978, ce qui maintenant est probable. Un sérieux doute s’insinue alors dans le faisceau des coïncidences qui ont fait condamner Jean. Ajoute à cela le témoignage de cette femme, Véronique Peroz, et le procès peut être révisé. Coupable du meurtre de la petite Marie, il allait probablement être remis en liberté pour bonne conduite, alors innocent, tu parles !
Le plus fort, c’est qu’il s’est arrangé pour se venger en faisant porter le chapeau au vrai coupable. À quel moment a-t-il compris que l’assassin de la petite Marie était son frère et comment a-t-il réussi à le convaincre de prendre sa place ? Je n’en sais rien, mais là, crois-moi, il a réussi le, ou plutôt les crimes parfaits.
— Attendez, Guy va hurler son innocence !
— Innocence toute relative. Il a violé et tué la petite fille, quand même !
— Mais s’il y a eu échange, il va le dire !
— En l’occurrence, ce sera sa parole contre celle de son frère. Personne ne croira qu’un prisonnier modèle, comme Jean a réussi à en donner l’image, à six mois d’une probable libération de surcroît, ait pu manigancer un tel scénario. Par ailleurs, qui pourrait croire que Guy ait volontairement accepté de faire un tel échange et d’aller en prison ? Non, je crois qu’il est complètement coincé.
— Mais vous avez dit que Guy n’avait aucun mobile plausible pour les neuf assassinats.
— Quand il n’y a pas de motif apparent, on invoque la folie. Guy de retour en France, coupable mais ne voulant pas l’avouer, est tourmenté par les conséquences familiales de son geste. Il tue tous ceux qui ont condamné son frère.
— Il y a quand même un petit détail qui peut semer le doute ! Rappelez-vous, l’écriteau du boucher, le rond sur le i.
— Tiens, regarde cette photocopie de la carte d’identité de Guy Durieu, regarde la signature. Ils avaient tous les deux la même manie des petits ronds, mon vieux. Tu ne penses quand même pas qu’un homme qui a eu près de vingt ans pour mûrir son projet allait négliger le moindre détail !
— Alors vous pensez qu’on va quand même libérer Jean ?
— C’est probable. Jean Durieu a payé à l’avance pour les crimes qu’il vient de commettre et Guy Durieu va payer à retardement pour celui qu’il a commis.
Chaque frère expie le forfait de l’autre. Il y a une certaine équité dans tout cela.
— Tout de même, un tueur en série en liberté !
— Je pense sincèrement qu’il n’y a plus aucun risque pour la société, maintenant. Sans cette première affaire dans laquelle il n’était strictement pour rien, Jean Durieu n’aurait certainement jamais fait parler de lui. Homme de devoir, il aurait probablement été un citoyen modèle, en plus d’un très bon enseignant ; seulement voilà : l’injustice est passée par-là !