9. Tribunal 3ème séance
Le juge Bernard fouilla dans le dossier ouvert devant lui.
— Nous reprenons les débats, j’appelle à la barre le docteur Lefèvre. Greffier…
— Veuillez décliner vos nom, prénom, âge et qualité.
— Lefèvre Emile 52 ans docteur en anatomopathologie, compétent en médecine légale.
— Nous vous écoutons, docteur.
— Mercredi 22 mars de cette année, j’ai eu à examiner le corps d’une personne de sexe féminin, âgée de 11 ans environ, en début de puberté et déjà réglée.
Le décès était dû à une violente strangulation comme en témoignaient l’écrasement de l’os hyoïde et les hématomes sur le cou. La fillette avait été violée brutalement, sauvagement : l’hymen était déchiré ainsi que le vagin dans sa partie inférieure. J’ai retrouvé du liquide spermatique au fond du vagin et du sperme séché mêlé au sang sur les cuisses de la victime. Le grand adducteur droit présentait un petit hématome interne qui pourrait correspondre à un claquage musculaire qu’elle aurait pu se faire en se défendant. Le dos et les fesses étaient fortement meurtris. Les microéchantillons prélevés dans et autour des meurtrissures ont révélé des traces de bois, de terre, de feuilles mortes et, bizarrement, de tissu et de colle.
— Monsieur Lefèvre, le viol a-t-il eu lieu avant ou après la mort ?
— Avant, sans conteste. S’il avait eu lieu après, la blessure n’aurait pas ou peu saigné. La bouche présentait des meurtrissures internes correspondant aux dents de la fillette. Il semblerait que le violeur l’ait fortement bâillonné, probablement avec sa main. Lors de l’examen préliminaire, j’avais trouvé des débris de peau ainsi qu’un poil brun sous les ongles de la fillette. D’après la longueur du poil, ces morceaux de peau pourraient appartenir au bras ou à l’avant-bras du violeur. Voilà monsieur le juge.
— Est-ce que l’analyse scientifique de ces débris de peau, de ce poil, voire du sperme permettrait d’en savoir l’origine avec certitude ?
— La science avance et dans quelques années ce sera possible je pense, mais en l’état actuel de nos connaissances, non, pas à cent pour cent.
— Le témoin est à vous, monsieur l’avocat général.
— Le rapport est suffisamment éloquent, pas de questions.
— Monsieur Durieu ?
— Oui. Vous avez mentionné des traces de colle dans le dos de Marie, à quel endroit exactement ?
— Côté droit, au niveau de la sixième vertèbre dorsale.
— Cela pourrait correspondre à un pansement ?
— Cela pourrait en effet.
- L’instituteur se tourna vers le jury puis les juges.
— Que vous avais-je dit ?
L’avocat général intervint.
— Cela laisse supposer que la petite a eu un pansement dans le dos mais ne prouve absolument pas que c’est vous qui l’avez posé. En revanche, vous avez parfaitement pu le voir au moment de votre forfait et échafauder votre histoire à partir de cela.
— C’est complètement faux. Mais quel genre de cerveau tordu…
— Monsieur Durieu !!!
— Bon, je me calme monsieur le juge.
— Est-ce tout pour moi ? demanda le légiste.
— Je vous remercie de votre témoignage mais je vous demande de rester encore le temps de la lecture du rapport du laboratoire de la gendarmerie. Voyons, ah voilà… Je vais à l’essentiel :
« … l’analyse des taches présente sur le pull-over que nous avons examiné - je précise qu’il s’agit des vêtements de la victime - nous a permis de conclure à la présence de particules de terre organique de type terreau de feuilles comme on peut en trouver dans les bois mais aussi de sang, groupe A rhésus positif, tache localisée au milieu du dos… j’ai noté aussi la présence d’une goutte de sang appartenant à un groupe différent, beaucoup plus rare à savoir B négatif sur une manche de ce pull-over. De la terre aussi sur la jupe et le petit slip mais pas de sang…
…le sang présent sur la petite chemise est du groupe A positif également, comme celui de la victime…
…par ailleurs l’examen du pantalon d’homme - il s’agit maintenant des vêtements de l’accusé - a révélé de la terre de même type au niveau des genoux mais aussi, sur le côté de la jambe gauche, quelques traces de sang du groupe A+… Traces de liquide spermatique à l’avant du slip masculin étudié… rien sur la chemise ni les chaussettes…
Fait à… etc… etc… »
— Monsieur le quatrième juré, vous avez une question ?
— Je suis médecin de profession. Je peux affirmer que le groupe B négatif est très, très rare, du moins dans nos régions de l’Europe de l’Ouest. J’aimerais connaître le groupe sanguin de l’accusé.
— Répondez monsieur Durieu.
— Pas de problème, je donne mon sang deux fois par an. J’appartiens au groupe B négatif. C’est effectivement un groupe rare et il y a toujours pénurie de ce type de sang dans les hôpitaux. Il est même arrivé qu’on sollicite un don exceptionnel de ma part, ce que j’ai toujours fait avec empressement. Quant à la goutte de sang sur le pull-over, cela s’explique aisément. Quand j’ai soigné Marie et qu’elle m’a involontairement griffé, une goutte de mon sang a pu tomber dessus.
— En admettant, reprit le juge, dites-moi comment il se fait qu’on trouve du sang A+, comme celui de Marie sur votre pantalon ?
— C’est tout simple : la chemise de Marie a déteint sur son pull-over or, quand je l’ai soignée, j’ai un instant posé son pull-over sur mes genoux.
— Docteur Lefèvre, comment expliquer la trace de liquide spermatique sur le slip de l’accusé ?
— Deux hypothèses plausibles. La première : le propriétaire du vêtement a eu une éjaculation et a remis ce sous-vêtement sans s’être lavé. La seconde : l’homme en question a été follement excité sexuellement sans toutefois aller jusqu’à l’acte. Dans ce cas il peut y avoir une légère émission de liquide.
— La plus vraisemblable ?
— La plus vraisemblable est la première.
— Monsieur Durieu, vous changez de sous-vêtements tous les jours ?
— Tous les deux ou trois jours. Je n’ai pas de machine à laver et le pressing coûte cher.
— Avez-vous eu un… rapport durant ces deux ou trois jours ?
— Envisagez plutôt une autre hypothèse ! De toute façon je ne vous dirai rien à ce sujet, mon jardin secret n’appartient qu’à moi.
— Je vous remercie docteur Lefèvre.
Le juge Bernard brassa quelques papiers :
— Les témoins suivants cités par l’accusation n’étant pas majeurs, nous ne leur ferons pas prêter serment. J’ai longuement hésité mais j’ai finalement accepté de les entendre pour mieux cerner la vérité dans cette affaire. Mais j’exige qu’aucune question d’ordre sexuel ne leur soit posée. De même on évitera toute allusion aux circonstances exactes de la mort de Marie. Greffier, appelez la petite Véronique.
— Viens jusqu’à la barre, Véronique. Ne sois pas inquiète, il te suffit de répondre aux questions qu’on va te poser. Tu t’appelles bien Véronique Magnin et tu es élève dans la classe de monsieur Durieu, c’est cela ?
— Oui monsieur.
— Il faut dire monsieur le juge. Tu te rappelles ce qui s’est passé le mardi 21 mars dernier ?
— Oui, monsieur le juge.
— Parle-nous de la récréation de cette après-midi-là.
— On était dans la cour de l’école, je discutais avec Marie. Un garçon qui jouait à courir est passé entre nous deux et nous a bousculées. Marie est tombée et s’est fait mal. J’ai couru prévenir le maître dans la classe.
— Oui, ensuite ?
— Il est venu aussitôt. Il a pris Marie dans ses bras et on est rentré dans la classe.
— Tu es restée avec eux ?
— Non, le maître m’a renvoyée dans la cour.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— À la fin de la récré, on est tous rentrés en classe. Monsieur Durieu a fait une leçon sur les fleuves de France.
— Et Marie ?
— Elle était assise à la table à côté de la mienne. Elle faisait une drôle de tête. Je pensais que c’était parce qu’elle avait encore mal.
— Parle-nous de la fin de la journée.
— Avec Marie, on avait décidé de renter ensemble, mais le maître n’a pas voulu. Il a obligé Marie à monter dans la voiture.
— Il l’a obligée dis-tu, il l’a forcée ?
— Il lui a répété plusieurs fois, Marie a obéi. À moi, il n’a rien dit, alors je suis rentrée à pied.
— Sur ton chemin de retour, as-tu remarqué quelque chose ?
— Oui, j’ai vu une Renault 4L qui roulait vers le village.
— Celle de monsieur Durieu ?
— Je ne sais pas, beaucoup de gens possèdent une voiture comme ça dans le pays. Je ne crois pas que c’était lui.
— Pourquoi ?
— Parce que, quand je suis arrivée en vue de la frênaie du Montcel, j’ai vu monsieur Durieu avec Marie. Ils entraient dans le bois.
— Tu es certaine que c’était monsieur Durieu ?
— Oui, monsieur le juge.
— Qu’as-tu fait ensuite ?
— Quand je suis arrivée au niveau du bois, j’ai appelé Marie, mais personne n’a répondu.
— As-tu entendu ou vu quelque chose : du bruit, un craquement ou un mouvement de branche, un moteur de voiture ?
— N…on, je ne crois pas.
— Qu’est-ce que tu as fait ensuite, Véronique ?
— Je suis rentrée chez moi.
— Monsieur l’avocat général ?
— Pas de question, c’est parfaitement clair. La vérité sort de la bouche des enfants.
— Monsieur Durieu ?
— Oui. Véronique, tu dis que tu as vu une voiture qui roulait vers le village et tu dis que tu ne sais pas qui la conduisait. Moi, j’étais dans la voiture et je ne t’ai pas croisée. Alors, où étais-tu quand tu dis avoir vu la voiture ?
— J’étais dans la traverse qui coupe l’épingle du Doucet.
— Cette voiture avait la même couleur que la mienne, donc ça pouvait être moi ?
— Non monsieur, puisque je vous ai aperçu cinq minutes après et que la voiture n’est pas repassée.
— Comment peux-tu en être sûre, tu as vu mon visage ?
— Non, j’étais trop loin, mais la personne que j’ai vue était habillée en gris et noir, comme vous ce jour-là.
— Qu’est-ce qui était gris, qu’est-ce qui était noir ?
— Le pantalon était noir.
— Est-ce que je portais mon panier de pêche ? Est-ce que j’avais un bâton à la main ?
— Je n’ai pas remarqué.
— Quelle heure était-il ?
— Je ne sais pas, je n’ai pas de montre.
— Tu t’es arrêtée en route ? Tu as couru ?
— Non, j’ai marché normalement.
— Monsieur le juge, la personne que Véronique a remarquée était probablement l’agresseur de Marie, mais cette personne ne pouvait être moi.
— Expliquez-vous.
— C’est simple. Il y a un kilomètre et demi de l’école au bois du Montcel. Un élève marchant normalement met un peu plus de vingt minutes pour parcourir cette distance. Il devait être tout près de cinq heures quand Véronique a aperçu Marie avec un homme, or à cinq heures, j’étais de retour à l’école. Elle a cru me reconnaître parce qu’elle s’attendait à me voir là. Véronique affirme que l’homme portait un pantalon noir, mais ce jour-là, je portais un pantalon gris, celui qui est là, sur la tables des pièces à prétendues convictions. De plus quand je vais dans les bois, j’ai toujours mon panier à la ceinture et mon bâton à la main. C’est la preuve que je dis la vérité.
— Cela ne veut rien dire, Durieu. Véronique a vu un homme en gris et noir. Quelle était la couleur de votre pull-over ?
— Je portais un pull noir et un pantalon gris et non l’inverse !
— Vous admettrez que c’est ressemblant !
— Vous, vous avez décidé une fois pour toutes que j’étais coupable et rien ni personne ne peut vous faire changer d’avis. La sincérité, vous savez ce que c’est ?
— Calmez-vous monsieur Durieu. Greffier, appelez le petit Benoît Dumont.
— Entre Benoît, n’aie pas peur.
— Je n’ai pas peur !
— Avance jusqu’à la barre. Dis-nous comment tu t’appelles.
— Ben vous venez d’le dire ! Benoît, quoi.
— Tu es dans quelle classe Benoît ?
— Ben, y en a qu’une : celle de m’sieur Durieu, enfin avant…
— Je voulais dire dans quelle section, Benoit ! Tu l’aimais bien monsieur Durieu ?
— Ouais, ça allait à peu près sauf qu’il avait un chouchou. C’était Marie !
— Ah bon, comment cela ?
— Ben il lui mettait toujours les meilleures notes partout. Même que, quand les p’tits faisaient leurs écritures, pour la lettre M, il mettait Marie, mais pour le B, il n’a jamais mis Benoit ! Elle, il ne l’engueulait jamais, mais nous, avec Damien qu’est-ce qu’on prenait !
— Peux-tu nous raconter ce qui s’est passé dans ton école mardi 21 mars de cette année ?
— Ouh la la, c’est loin !
— Oui, mais tu te rappelles bien, tu l’as dit aux gendarmes.
— Ah oui ! À la récré. Ben y a Marie qui s’est viandée dans la cour…
— Je te demande pardon ?
— Pourquoi ?
— Je veux dire : qu’est-ce que tu veux dire par viandée ?
— Elle s’est cassé la gueule, elle est tombée quoi !
— Bon ensuite ?
— Ben y a m’sieur Durieu qu’est venu la ramasser et qui l’a emmenée en classe. J’ai regardé par la fenêtre.
— Qu’est-ce que tu as vu ?
— Ben le maître, il l’a déshabillée et il lui a caressé le dos. Ensuite il l’a fait mettre à genoux, il s’est assis lui aussi et il l’a fait se pencher vers lui en lui appuyant sur la tête. J’voyais pas tout parce que le bureau cachait un peu mais je voyais bien ses p’tites loloches à la Marie.
— Silence dans la salle ! Ça a duré longtemps Benoît ?
— Je sais pas trop moi, quelques minutes.
— Et ensuite ?
— Il lui a caressé les cheveux.
- Et puis ?
— Le maître m’a vu et il m’a chassé, mais je suis revenu en douce et j’ai vu Marie qui l’embrassait.
— Ensuite ?
— Ben la récré était fini. On est tous rentrés et on a fait géo, puis on a chanté, puis c’était la sortie.
— Est-ce que tu as revu monsieur Durieu ce jour-là ?
— Ouais. On jouait tranquillement avec Damien quand le maître est revenu en voiture à tout berzingue, heu je veux dire à toute blinde. Il nous a engueulés et il nous a dit de rentrer chez nous, qu’il était cinq heures passées et qu’on avait des leçons à apprendre. Même que c’était pas juste pasque le lendemain c’était mercredi et qu’on avait le temps.
— Bien, je te remercie Benoît. Dans quelques minutes on va te raccompagner chez toi.
— Avec le gyrophare et la sirène ?
— Avec le gyrophare.
— Edifiant !
- Monsieur l’avocat général, puisqu’il paraît que je dois vous appeler ainsi, il n’y a là que le témoignage d’un enfant qui a interprété de façon erronée les soins que j’apportais à une élève dont il était scolairement jaloux.
— Ou qui, même s’il n’a pas tout vu, a quand même constaté que la petite vous embrassait et a bien su décrire sa nudité et une position qui prête largement à supposer des turpitudes…
Durieu explosa, lança à la volée ses notes et son stylo avant d’être ceinturé par les gendarmes.
— Mais c’est vous qui êtes un monstre à l’esprit tordu…
— Silence, silence, SILENCE ! L’audience est suspendue. Elle reprendra demain à 9 heures.