PETITS CONTES ÉCOLOGIQUES

10. L'HOMME ET LE LOUP

  beau jour du milieu de la grande éternité, les Dieux décidèrent de tenir un congrès.
Allah, Bramah, Dieu, Jéhovah et Zeus (1), tous un peu fatigués d'avoir tant créé, choisirent comme lieu de rencontre un coin retiré du bout de l'Univers, un coin bien connu pour sa tranquillité, très loin du big bang, des trous noirs et des supernovas.
Chacun d'eux s'assit confortablement sur une nébuleuse et ils commencèrent à deviser tout en buvant du petit lait de la Voie Lactée.
— C'est bien beau ce que nous avons fait : les galaxies et les étoiles, les météores et les comètes, les planètes et leurs satellites, mais est-ce que nous avons bien fait de créer aussi les êtres vivants ? se demandèrent-ils tous ensemble.
— Voilà une vraie question, se répondirent-ils en même temps, il faut que nous en ayons le cœur net. Prenons une planète au hasard et examinons-là. Parmi les innombrables planètes habitées qui tournent autour de l'infinité d'étoiles de la création, dans leur choix, les Dieux, comme un seul homme, tombèrent sur la Terre.


— Voyons voyons, firent-ils à l'unisson, sur cette belle planète bleue qui est un peu notre chef-d'œuvre, nous avions mis autant d'espèces animales qu'il y a d'étoiles dans notre infinité.
Que sont-elles devenues et se sont-elles bien respectées les unes les autres ? Je nous propose de provoquer la rencontre de deux éléments représentatifs des êtres que nous avons créés et nous les laisserons s'expliquer sans intervenir le moins du monde.
C'est ainsi que, par le plus grand des hasards, du moins le crurent-ils, au coin d'un bois, se trouvèrent nez à truffe l'homme et le loup.


— Comment ? À notre époque civilisée il existe encore des loups pour manger mes agneaux ! Que n'ai-je mon fusil... fit l'homme.
— Ah, toi tu es probablement un homme car tu ne penses qu'à tuer ! répondit le loup.
— Un loup qui me dit ça, j'aurai tout entendu ! Je ne tue que les êtres qui cherchent à me nuire alors que toi, tu égorges mes moutons qui ne t'ont rien fait.
— Si j'en tue un de temps en temps, c'est pour me nourrir et faire vivre ma famille de loups.


— Ce troupeau est à moi, tu n'as pas à y toucher, affirme l'homme.
— Tes moutons dis-tu ? En quoi ces moutons peuvent-ils t'appartenir ? Les moutons n'appartiennent qu'aux moutons. Et toi, n'en tues-tu pas ? fit le loup qui bégayait un peu.
— C'est moi qui les élève, c'est moi qui les soigne, c'est moi qui les nourris, ils sont donc à moi et j'en fais ce que je veux.
— Personne n'est propriétaire de l'existence des autres !
— Un loup, la bête la plus sanguinaire de la création qui me fait la morale !
— Le loup est plus humain que l'homme qui est un loup pour l'homme ! Faisons le bilan d'un an de notre vie et comptons le nombre d'existences que nous avons sacrifiées et puis nous verrons bien.

— Il n'est pas bête ce loup pour une bête ! se dirent en même temps les dieux intéressés. Laissons-les librement tous deux faire leurs décomptes.
— Je vais faire ton bilan, monsieur le gentil loup, donneur de leçons : rien que pour cette année, c'est quatre brebis que tu m'as égorgées !
— Je dois le reconnaître, j'ai chassé tes brebis. Et aussi quelques lapins sauvages, une poule échappée et puis quelques mulots, taupes et musaraignes. La nature l'a voulu, je suis un carnassier et dois manger pour vivre. Si nous parlions de toi ?
— Tu vas vite comprendre que le méchant des deux ne peut pas être moi. Pour de vrai, cette année, la chasse fut mauvaise : à peine deux faisans, un lièvre et trois perdrix. C'est beaucoup moins que toi !
— Mon voisin sanglier et sa belle de laie ne sont pas revenus loger dans le hallier (2) .
— Je ne les compte pas car si nous avons dû créer une battue, c'est parce qu'ils ravageaient mes champs et mes cultures.
— N'ayant plus de parents, leurs quatre marcassins (3) sont morts à cause de toi.
— Là, je n'y suis pour rien !
— N'as-tu pas cette année pêché dans la rivière ?
— C'était pour me distraire, je n'aime pas le poisson.
— Tu as quand même tué ceux que tu as pêchés !
— Oh mais non, pas du tout. Je les ai attrapés puis mis dans ma bourriche.


— Ils sont morts, c'est bien sûr, de leur mort naturelle au fond de ton panier, comme probablement tous ces beaux coquillages qui tapissent le sol de ton grand poulailler.
— Ce ne sont que des restes. Des coquilles de moules et autres crustacés ! Nous en mangeons c'est vrai à nos repas de fête. Plutôt que de jeter, je les donne à manger à mes gallinacés. (4) Les coquilles de leurs œufs n'en sont que plus solides. — Tous ces œufs que tu manges ainsi que les poulets, sans parler des canards, des dindes et des oies.


— Nous avons bien le droit de manger nous aussi !
— La nature le veut. Mais qu'est-il advenu des dix vaches tarines (5) qui manquent au pâturage, les aurais-tu mangées ?
— Il ne faudrait pas croire que je les ai tuées ! Elles ne donnaient plus leurs vingt litres de lait. J'ai dû, à contre-cœur, les céder au marché.
— On peut donc supposer qu'elles sont toujours vivantes, me voici rassuré. Et les cinquante agneaux qui, à Pâques dernières, manquaient à ton troupeau ?
— Tu m'en as tué quatre, faudrait pas l'oublier monsieur le « gentil » loup ! Quant aux autres, sache bien que c'est à grand regret que j'ai dû les céder.
— À Pâques les agneaux ne font pas de vieux os !
— J'avais besoin d'argent pour changer de voiture.
— Ta nouvelle voiture qui, rien que le mois dernier, a écrasé le chat de ton voisin ! Sans compter la famille de gentils hérissons qui, à la queue leu leu, traversaient ton chemin.
— Pourquoi ne pas compter, pendant que tu y es, les moustiques, les abeilles et autres papillons collés sur mon pare-brise !
— Ce sont aussi des vies aussi ! Comme bien entendu les millions d'existences que ravagent les poisons que tu mets dans tes champs.
— Si je ne traite pas, je n'ai pas de récolte.
— On fait les additions ?

Dans le céleste et religieux silence qui règne dans les étoiles, les dieux, tout pensifs, se trituraient la barbe.
— Tous les comptes bien faits, finirent-ils par se dire dans leur grande sagesse, le plus grand prédateur de nos deux créatures n'est pas celui qu'on pense !




1. Dans ce conte, j'ai mis les noms des dieux par ordre alphabétique pour ne vexer personne et demande pardon à ceux que, par ignorance, j'ai oubliés.
2. Gros buisson touffu.
3. Le marcassin est le petit du sanglier et de la laie.
4. Oiseaux de basse-cour.
5. Race de vache savoyarde de la vallée de la Tarentaise.