onsieur Lamy, président de la société de production de semences « Lamy graines », ouvrit la séance de son conseil d'administration.
— Asseyez-vous mesdames et messieurs. Commençons. Quels sont les projets en cours pour l'année à venir ?
Le directeur de la recherche prit la parole.
— Notre laboratoire vient d'achever la mise au point d'une nouvelle substance chimique qui, ajoutée aux engrais et aux hormones de croissance dont nous enrobons nos graines, va révolutionner la technique des traitements insecticides.
— Bon ! Pouvez-vous nous donner quelques détails ?
— Oui, monsieur le président. Il s'agit d'une molécule qui sera absorbée par le végétal lors de son développement et qui obligera la plante à secréter elle-même son propre insecticide.
— Bon, bon... Et quelles sont les espèces de plantes susceptibles de bénéficier de cette nouvelle technologie ?
— Toutes les espèces, mais en particulier les céréales, les légumineuses et le tournesol, monsieur le président.
— Bon, bon, bon. Vous avez, j'en suis sûr, fait des expériences sur le rendement du produit ? Quelles sont vos statistiques ?
— 90% d'efficacité sur les insectes suceurs ou butineurs, 95% sur les insectes piqueurs et 100% sur les larves de toutes les espèces.
— Bon, bon, bon, bon ... Quel sera l'impact sur le marché de ce produit ?
Le directeur commercial prit le relais de son collègue.
— Avec une bonne campagne de publicité bien ciblée, nous prévoyons de prendre rapidement le contrôle du marché des semences enrobées, ce qui signifie le déclin à court terme des sociétés grainières qui n'achèteraient pas notre technologie. Cela implique aussi, à plus ou moins longue échéance, l'écroulement des sociétés productrices de pesticides.
— Bon, bon, bon, bon, bon. Vendons immédiatement toutes les participations financières que nous possédons dans ces sociétés et lançons la commercialisation de ce nouveau produit. Comment allons-nous l'appeler ?
— Je suggère que nous l'appelions « Lamycide », monsieur le président.
Myla était une princesse abeille tellement jolie avec sa taille de guêpe qu'elle était la coqueluche de tous les faux-bourdons (1) des alentours.
Quand vint pour elle l'heure de se marier et de devenir reine (2), elle n'eut que l'embarras du choix, chacun des faux-bourdons qui vrombissaient autour d'elle était prêt à payer de sa vie le bonheur d'être le roi d'un jour.
Les noces achevées, la nouvelle reine décida de fonder une nouvelle colonie. Le recrutement fut aisé car toutes les abeilles étaient volontaires.
Elle s'entoura donc d'une multitude d'ouvrières (3) : nettoyeuses-ventileuses, nourricières-magasinières-cirières, gardiennes-soldats, pourvoyeuses-butineuses puis, ayant formé son essaim, s'envola à la recherche d'un arbre creux pour établir sa ruche sauvage.
Les 30 000 sujets de Myla étaient tellement heureux d'avoir une si jolie reine que, pour lui plaire, ils se mirent immédiatement au travail dans l'arbre creux.
Les cirières confectionnèrent des alvéoles dans lesquels Myla, avec enthousiasme, se mit à pondre ses premiers œufs au rythme d'un toutes les trois minutes tandis que 15 000 butineuses partaient tous azimuts à la recherche des fleurs les plus odorantes, les plus sucrées, les plus goûteuses de son royaume.
Le soir venu, quand Myla demanda à ses soldats de faire l'appel des ouvrières : 1000 abeilles manquaient !
Dans une ruche, il arrive tous les jours que des abeilles ne rentrent pas mais 1000 d'un seul coup, ce n'était pas normal !
Le lendemain, 1000 autres ouvrières furent portées manquantes, et 1000 encore le jour d'après.
Mentalement, Myla calcula qu'elle pondait moins de cinq cents œufs par jour et qu'à ce rythme, avant deux mois, sa ruche aurait entièrement disparu.
Elle décida donc de publier un édit :
« Afin de maintenir la population du royaume à son niveau actuel, j'ai décidé de pondre deux fois plus. En conséquence, les nettoyeuses et les cirières devront doubler leur production d'alvéoles. »
Le lendemain de la publication de son édit, 1500 abeilles ne répondirent pas à l'appel, et encore autant le surlendemain, et encore autant les jours suivants.
Myla savait qu'elle pouvait, au prix de sa santé, doubler encore son rythme de ponte, mais même ainsi, la population de sa ruche continuerait inexorablement à décliner. La situation semblait sans issue.
Alors, en reine responsable, Myla voulut savoir pourquoi ses sujets disparaissaient. Elle réfléchit toute la nuit. Au petit matin elle prit un nouvel édit :
— À compter de ce jour, il est interdit aux ouvrières de butiner seules. Elles travailleront par groupes de 1000. Chaque groupe devra butiner une espèce de fleur et une seule. Tout le monde au rapport au coucher du soleil !
Le soir venu, toutes les sections étaient quasi au complet sauf une dans laquelle 900 abeilles manquaient. Les rescapées, exténuées, malades, expliquèrent en faisant des « huit » dans le soleil couchant qu'elles avaient butiné un magnifique champ de colza.
Myla prit donc un troisième décret interdisant à l'avenir de butiner le colza.
C'était la bonne décision : tout sembla rentrer dans l'ordre.
Mais la reine restait inquiète. La ruche avait du mal à se régénérer car beaucoup de larves, nourries au miel des rescapées, mourraient avant de devenir insectes, au fond de leurs alvéoles empoisonnées. Puis un jour, à nouveau, plusieurs équipes de butineuses furent portées manquantes.
Myla, qui pourtant n'avait jamais piqué personne, " piqua " une épouvantable colère.
— J'avais interdit de fréquenter les champs de colza ! tonna-t-elle.
Les quelques survivantes expliquèrent qu'elles n'avaient pas touché au colza, qui d'ailleurs était défleuri, mais qu'elles avaient trouvé un splendide champ de tournesols aux fleurs pleines de nectar et de pollen.
La reine Myla décida d'interdire également le butinage du tournesol et envoya sa fille-princesse se renseigner dans les ruches des alentours.
La princesse revint avec les pires nouvelles : toutes les ruches sauvages ou domestiques étaient atteintes ! Les abeilles mourraient par milliers, par millions, par milliards !
Épuisée, découragée, pressentant la fin inéluctable de son essaim, mais pensant à la survie de son espèce, avant de mourir, Myla envoya la princesse sa fille au-delà des mers, dans la lointaine Afrique.
Jolie, comme l'était sa mère, elle trouva bien vite à se marier avec un énergique mais néanmoins très beau faux-bourdon tropical.
De cette union naquit une nouvelle race d'abeilles qu'on allait plus tard appeler les abeilles tueuses (4)qui, petit à petit, revinrent coloniser leurs anciens territoires.
Par une chaude journée d'été, Monsieur Lamy, président de la société multinationale « Lamy graines et compagnie » ouvrit la séance de son conseil d'administration.
— Asseyez-vous mesdames et messieurs. Nous allons commencer par le bilan de l'année écoulée. À vous la parole, monsieur le directeur financier.
— Comme nous l'avions prévu, après le succès foudroyant du Lamycide et les immenses bénéfices qui en ont découlé, nous avons pu racheter à bas prix les sociétés qui n'ont pas voulu payer notre brevet. Comme prévu également, nous contrôlons dorénavant tout le marché des graines enrobées.
— Bon ! Quels sont les projets pour l'année à venir, monsieur le directeur de la recherche ?
— Notre laboratoire travaille actuellement sur la génétique des plantes, monsieur le Président. En modifiant la structure des graines, nous avons trouvé le moyen de rendre les cultures qui en sont issues réfractaires aux champignons et moisissures.
— Bon, bon... Monsieur le directeur de la production ?
— J'ajoute que nous sommes d'ores et déjà prêts à passer à l'étape industrielle, monsieur le Président.
— Bon, bon, bon. Quelles seront les incidences de cette nouvelle technique, monsieur le directeur commercial ?
— Si nous vendons aussi bien nos semences génétiquement modifiées que nos graines enrobées, nous contrôlerons entièrement le marché et par-là toute l'agriculture mondiale.
— Bon, bon, bon, bon. Mais dites-moi, j'ai eu vent de quelques jérémiades (5) ...
— Rien d'important, monsieur le président, quelques apiculteurs qui ont fait une mauvaise récolte et qui cherchent un bouc émissaire...
Un bonbon au miel, monsieur le Président ?
— Ah Ah Ah Ah ! Avec plaisir ! Mais ouvrez-donc les fenêtres, on étouffe ici.
— Tout de suite, monsieur le Président.
— Aïe ! Quelque chose m'a piqué ! fit monsieur Lamy en tapant sur son cou.
— Laissez-moi voir ... Ce n'est rien, monsieur le président, juste une petite abeille...
1. Le faux bourdon est le mâle de l’abeille.
2. L’abeille reine est la seule pondeuse de la ruche.
3. Les abeilles ouvrières sont spécialisées.
4. Il s'agit de l'Apis mellifera scutellata, petite abeille très agressive originaire d'Afrique.
5. Jérémiade = plainte = récrimination.