ulien et Lucas, deux garçons de la ville, gais, vifs, délurés, étaient, (comme ils se l'étaient juré) amis à la vie à la mort.
Aussi, quand les parents de Julien proposèrent à Lucas de venir avec eux en vacances d'été dans un chalet de Savoie, il accepta aussitôt.
Solitaire, dans un chalet voisin adossé à la montagne, vivait un vieil homme rébarbatif, au menton hérissé de picots gris, tignasse en bataille sous un éternel et informe béret délavé.
Le regarder rendait mal à l'aise. Personne ne remarquait la malice ou la bonté de son œil droit car le gauche, blanc, terne, sans vie accaparait toute l'attention.
Les enfants en avaient un peu peur et l'avaient impitoyablement surnommé Neunœil.
Quand il avait fini de travailler dans son jardin, il partait dans la montagne, sac vide sur le dos et rentrait quelques heures après sac à dos plein.
À son retour, au rythme de ses pas, de ce sac s'échappaient de petits bruits cristallins de pierres entrechoquées.
Intrigués, fascinés par cet ours qui ne répondait que par un vague grognement à leur bonjour poli, Lucas et Julien se perdaient en suppositions sur l'activité de Neunœil et le contenu de son sac :
— Je parie que c'est un chercheur d'or et qu'il a un filon secret dans la montagne, affirma Lucas. Il redescend des pierres contenant de l'or. Je suis sûr qu'il possède un trésor caché.
— Moi, je crois aussi qu'il a un trésor, répliqua son ami, mais ce n'est pas de l'or. Il doit connaître les endroits dans la montagne où l'on trouve des cristaux de quartz, des améthystes et aussi d'autres pierres précieuses.
— Tu sais quoi ? Il faudrait qu'on puisse entrer dans sa maison, quand il n'est pas là, pour voir...
— Tu es fou ! On n'a pas le droit. Si on se faisait prendre ...
— Mais on ne volerait rien ! Il suffit d'attendre que tes parents soient partis et que Neunœil soit dans la montagne.
Tiens, justement, le voici qui redescend, ajouta Lucas en jetant machinalement le papier du bonbon qu'il mangeait.
Quand le vieil homme passa près d'eux, son œil valide jeta un éclair.
Il s'arrêta devant les enfants inquiets, les fixa un instant sans rien dire, sans sourire, puis il se baissa en écartant les genoux, gêné qu'il était par son lourd sac à dos, ramassa le papier et continua son chemin.
Julien et Lucas attendirent qu'il se fût éloigné, se regardèrent et pouffèrent de rire.
— Il est complètement zinzin ! fit Julien.
L'occasion d'en avoir le cœur net leur fut donnée le lendemain.
Laissés seuls contre la promesse d'être sages, ils profitèrent des premiers instants de leur liberté pour se faufiler derrière le chalet de l'ours.
La première porte essayée s'ouvrit sans difficulté.
Ils allaient en passer le seuil quand une grosse voix les cloua sur place.
— Qué vô feuné lô gapian (1) ?
L'homme était là, mains sur les hanches, son unique œil valide étincelant.
Julien devint tout pâle, Lucas se mit à trembler.
— Qu'est-ce que vous faites donc ici ? reprit le vieil homme avec une voix moins rude.
Julien avec une remarquable vivacité d'esprit murmura :
— On a frappé m'sieur, on a cru entendre « Entrez ».
Lucas enchaîna aussitôt :
— On voulait juste vous demander si on pouvait acheter des fraises de votre jardin.
— Ah bon... Revenez demain, je vous en préparerai un panier. Arvi don, lô p'tious.
— Au revoir monsieur, répondit Julien, qui n'avait pas besoin de traduction pour comprendre.
Le lendemain matin, conforté par les parents qui trouvaient que c'était une excellente idée, les deux compères frappèrent à la porte du chalet du vieux savoyard pour acheter leurs fraises.
— Ah. Intrav lô p'tious (2) !
Les deux amis entrèrent timidement.
L'intérieur du chalet, aux grosses poutres apparentes, était plutôt sombre mais quand leurs yeux se furent accoutumés, ils regardèrent autour d'eux avec curiosité.
Une grande table rectangulaire d'épais noyer, flanquée d'un banc en bois de mélèze occupait le centre de la pièce.
Une crédence et un coffre en bois cerclé de fer à côté d'une porte fermée meublaient un mur.
Dans un angle, une échelle de meunier montait à l'étage fermé par une trappe.
La braise rougeoyait dans l'âtre de la grande cheminée où pendait un chaudron suspendu à une crémaillère.
— Voli ber on coup ? On ver d'égue o d'lassé (3) ?
Julien et Lucas se regardèrent. L'homme reprit, un petit sourire moqueur dissimulé par les picots hérissant ses joues :
— C'est vrai, n'êtes pas d'ici ! Z'avez soif ? Voulez de l'eau ? Du lait ?
— Je boirais bien de l'eau, dit Julien pour ne pas vexer. Lucas hocha la tête.
Le vieux savoyard prit deux verres sur la crédence et ouvrit la porte juste à côté, découvrant un petit réduit plein d'étagères encombrées, et dont le mur du fond était constitué par le rocher.
Un bruit d'eau vive se fit entendre.
Les enfants se regardèrent étonnés.
— C'est ma source, dit l'homme en se retournant.
— Une source dans une maison ! s'exclama Lucas.
— Ben oui. V'ni ver lô p'tious (4) ... L'eau sort du rocher ici, par cette fente et coule en permanence dans cet évier.
Elle est à 6 degrés toute l'année et ne tarit jamais.
C'est la meilleure eau du hameau : pas de l'eau de robinet ni de l'eau de plastique !
Grâce à elle, cette pièce est toujours fraîche, c'est mon garde-manger. J'ai cueilli vos fraises ce matin, elles sont là.
Les deux amis regardaient partout avec un étonnement croissant.
— Vous dormez où ? Osa demander Julien.
— Dans la chambre au-dessus, bien chauffée par le manteau de la cheminée.
— Ah ...
Lucas avait les yeux fixés sur le coffre de bois renforcé de fer près de la crédence. Julien comprit son regard, il osa lui aussi :
— C'est dans ce coffre que vous rangez votre trésor, m'sieur ?
— Mon trésor !!!???
— Oui, ce que vous trouvez dans la montagne.
Le vieux savoyard ôta son béret et se gratta l'occiput d'un air songeur. Son regard unique passait de Julien à Lucas et de Lucas à Julien.
— Dans votre sac à dos... ajouta Lucas.
Soudain l'homme éclata de rire, un rire énorme, sonore, cascadeur, qui n'en finissait pas.
— Hahahaha, hihihihi, hohoho... Toutes les voyelles y passaient : héhéhéhéhé...
L'homme se pliait en deux, des larmes coulaient de son œil valide.
— Hahahaha, je n'ai pas ri comme ça depuis... depuis que... depuis le jour où... hohohoho...
Alors comme ça vous croyez que je ramène un trésor ?
— Oui, des pierres contenant de l'or ! affirma Lucas.
— Ou des cristaux et des pierres précieuses ! corrigea Julien.
— Qu'est-ce qui vous fait croire ça ?
— Tous les jours vous partez dans la montagne avec un sac vide et vous rentrez avec un sac plein qui fait du bruit quand vous marchez.
— Hahahahaha... Dans mon sac à dos... houhahaha... Oh, c'est trop drôle...
Attendez lô p'tious, mon sac à dos d'hier, je ne l'ai pas vidé. Je vais vous donner tout ce qu'il y a dedans ! Hiiii... hihihi...
— Heu... heu... dirent ensemble les enfants ne sachant que penser.
L'homme ouvrit un placard encastré dans le mur, à côté de la cheminée, sortit une vieille toile cirée qu'il étendit au sol puis il souleva une trappe sur le plancher du séjour et disparu un instant dans la cave enterrée, en remonta son vieux sac à dos encore plein.
Il détacha les sangles de fermeture.
— Je vous lègue mon trésor lô p'tious. Servez-vous ! Hihihihi...
Il retourna le sac et le secoua :
Une cascade d'immondices se répandit sur la toile cirée : tessons et bouteilles vides, boites de conserves cabossées, bidons rouillés, capsules, plastiques et papiers gras.
Les deux amis interloqués ouvraient de grands yeux. L'incompréhension se lisait sur leurs visages éberlués.
— Vous ne comprenez pas, n'est-ce pas ? Comment vous appelez-vous ?
— Je m'appelle Julien et mon ami c'est Lucas.
— Julien et Lucas, laissons tout cela pour l'instant et venez vous asseoir sur mon banc, dehors au soleil, je vais vous raconter une histoire.
« Cela s'est passé il y a plus de quarante ans, j'étais encore un jeune homme à l'époque.
C'était l'automne, l'air était doux et le temps au grand beau. J'avais décidé d'aller ramasser des champignons en montagne.
Je descendais une crête boisée quand mon pied a roulé sur quelque chose caché sous les feuilles. Impossible de me rattraper, je suis tombé et ma tête a violemment frappé le sol.
Sous le choc et la douleur, je me suis évanoui...
J'ai dû rester longtemps dans cet état. Quand je suis revenu à moi, mon visage était couvert de sang séché et un morceau de verre était planté dans mon œil gauche... »
Le vieux savoyard se tut un instant. Il reprit à voix basse, comme pour lui-même :
« ... é d'pué t'sé éborya ... (5) »
Les enfants étaient atterrés.
L'homme reprit son histoire :
« J'ai pu enlever moi-même le morceau de verre de mon œil et redescendre au village.
Quelqu'un m'a conduit à l'hôpital. Les médecins m'ont bien soigné, mais mon œil était perdu.
Je ne me suis pas marié, aucune jeune fille n'a voulu d'un borgne, et donc je n'ai pas... pas eu d'enfant...
Les jeunes me fuient, je pense que mon œil mort leur fait peur...
Bien plus tard, je suis retourné voir le lieu de l'accident.
Il y avait encore, caché sous les feuilles, laissé par des pique-niqueurs indélicats, -criminels en l'occurrence-, l'équivalent de ce que vous avez vu sortir de mon sac.
Mon pied avait roulé sur une bouteille de bière vide et j'étais tombé tête la première sur le tesson d'une autre...
Il faut peu de chose pour faire basculer une vie...
C'est à ce moment-là que j'ai fait le vœu de nettoyer la montagne.
Chaque jour, je sillonne la forêt, j'inspecte les ruisseaux, je fais le tour des lacs, j'arpente les prairies, je fouille les trous des rochers, je descends dans les failles, les ravins, les crevasses et j'en sors ce que vous avez pu voir.
Oui, je vais chaque jour à la chasse au trésor comme vous le pensiez mes enfants, mais ce trésor, je le laisse sur place : une montagne propre, des ruisseaux limpides, une nature préservée, une beauté intacte.
Tout le monde peut profiter de mon trésor... »
— Monsieur...
— Oui mon gars ?
— Je comprends maintenant pourquoi vous avez ramassé mon papier de bonbon l'autre jour... merci, excusez-moi.
— Si vous avez compris, je ne me serai pas baissé en vain.
— Monsieur...
— Oui, mon garçon, parle.
— On peut aller avec vous dans la montagne ?
1. Qu'est-ce que vous faites, les galopins ?.
2. Entrez les petits.
3. Voulez-vous boire un coup ? Un verre d'eau ou de lait ?
4. Venez voir les petits.
5. Et depuis je suis borgne.