19. Escalade.
       Ils sont quatre à ne pouvoir rentrer chez eux, deux bleus et deux croûtons. Ils passent la fin de l’après-midi du samedi à jouer aux cartes, mais Dominique n’est pas au jeu et perd avec régularité, au grand dam de son ami et partenaire Jacques Rossman. Jacques, hélas pour lui, s’est montré bon prophète. Ses notes, accidentellement calamiteuses, lui ont valu cette retenue.
L’économe, bonasse, entre dans la salle d’étude :
— Alors la mauvaise graine ! Dites donc, il va falloir songer à préparer votre repas. Le personnel de cuisine est lui aussi en congé les jours de grande sortie.
— Mais monsieur, on ne sait pas faire les pommes au lard !
— Je constate que vous êtes un petit plaisantin, monsieur Devalois, humm ? Vous allez devoir apprendre à cuisiner, cela vous servira un jour. Suivez-moi. Et éteignez la lumière de cette pièce voyons !
Monsieur Ledoux, éducateur dans l’âme, leur fournit trois livres de pommes de terre, montre le fonctionnement de la gazinière des cuisines, extrait deux boites de sardines et quatre pommes d’un placard et sort du réfrigérateur quatre épaisses tranches de jambon de Paris.
— Voilà ! Organisez-vous. Je repasserai dans une demi-heure pour voir comment vous vous êtes débrouillés.

— Finalement, en petit comité, il est sympa l’économe, dit Rossman, en essuyant l’assiette que lui tend Dominique à la plonge.
— Ce n’est pas le gloup qui t’a collé toi, ça se voit, dit un des deux croûtons épinglés.
— Écoute, réplique son ami, je vais te dire mon point de vue : je considère qu’on a le droit faire toutes les conneries du monde si on veut, mais il ne faut pas se plaindre si on se fait prendre. On n’a pas fait notre service, on s’est fait gauler, il faut payer, c’est normal, tant pis pour nous ! C’est mon avis en tout cas.
— Oui peut-être, mais moi j’avais un match de foot dimanche, demain quoi ! Si je ne joue pas, mon équipe va perdre.
— Je ne savais pas que tu étais champion du monde ! se moque Rossman.
— Toi, pourquoi t’es là au juste ?
— Deux notes en dessous de huit dans la même semaine !
— Et toi ?
— Je suis sorti sans permission.
— Tu as fait le mur quoi !
— J’ai fait le mur si tu veux, mais en passant par la porte.
— Tu es fou de passer par la porte ! Je vais te dire, quand tu veux te tirer, tu passes par la rampe de l’école annexe ; au bout tu as le jardin du gloup et du bouseux.
— C’est qui le bouseux ? s’enquiert Rossman.
— Tu débarques ! C’est le professeur d’agronomie qu’on appelle comme ça ! Tu as bien dû le voir, il donne des cours aux supers. Dans ce jardin, donc, le bouseux leur apprend à semer, à planter, à mettre des engrais, à faire des greffes et c’est le gloup qui en profite. Bref, il y a une porte grillagée qui n’est jamais cadenassée. Tu l’ouvres, tu traverses le jardin, tu sautes le mur de clôture : même pas deux mètres, autant dire rien, et tu te retrouves sur le chemin des creutes. De là, tu rejoins directement la route de Soissons en contournant l’E.N des filles et tu passes en ville par le square du père Marquette.
— Ah oui, je connais ce square, c’est un coin bien agréable, se souvient Devalois.
— Vous êtes déjà rentrés dans l’E.N des filles ? demande Rossman, le mur n’est pas bien haut non plus.
— T’es pas fou ! Écoute, je vais te raconter. Quand on est arrivé, tout bleus qu’on était dans cette école, le directeur a commencé par nous faire son speech habituel. Le croûton prend une voix de gorge, éraillée, emphatique : « messieurs les normaliens, vous avez maintenant un rang à tenir, la réputation d’une école à soutenir, des traditions à maintenir. Vous n’êtes plus de simples lycéens, des potaches irresponsables, vous êtes l’Élite de la Nation. Tout comme vos futures collègues d’à côté, vous devez vous montrer ir-ré-pro-chables ! À ce propos, vous n’êtes séparés d’elles que par un mur dont le franchissement peut paraître dérisoire aux sportifs formés par monsieur Belmont que vous allez devenir. Mais vous considérerez ce mur comme une barrière morale in-fran-chis-sable ! »
Les bleus éclatent de rire.
— Il ne vous a pas fait le coup à vous ?
— Non, il devait déjà être très malade.
— Bon, on va la taper cette coinche ?
— Ah non, j’ai assez perdu pour aujourd’hui, tu viens Jacques ?

— Dis-moi Jacques, au thé dansant, tu n’étais pas avec Jeanne Toussaint ?
— Oui, elle est pas mal hein ?
— Tu sais que c’est ma femme ?
— Mais... mais tu n’étais pas avec ta blonde ?
— Mais si, je plaisante ! Toussaint, c’est ma femme pédagogique, tu sais le tirage au sort, les déclarations...
— Tu m’as fait peur, j’ai cru un instant qu’on était rivaux.
— Tu n’as pas envie de la voir ?
— Oh si, j’en crève ! Mais ce n’est pas possible...
— Moi, je crois bien que si !?coute, le samedi soir, quand on n’est pas de décale, on doit rester à l’E.N, d’accord, mais on est libre d’activité. Bon, quand il pleut, on bosse, on joue aux cartes, on lit, mais quand il fait beau comme ce soir, on reste dans la cour à discuter, non ? Je pense que les filles c’est pareil.
— Tu n’as quand même pas l’intention d’aller les voir ?
— Mais si ! Dans une demi-heure il fera nuit. Tu as ton pull noir, ton pantalon noir et moi je suis tout en gris. On sera complètement invisibles.
— T’es complètement fou ! Tu comptes passer par où ?
— Tu as entendu le croûton tout à l’heure : par le jardin du gloup, on tombe directement dans le chemin des creutes.
— Mais on ne connaît pas !
— Moi si ! L’autre jour, je suis allé me balader jusqu’à la batterie Morlot. En revenant, j’ai fait le tour par ce chemin, il longe l’E.N des filles. Il y a une deuxième entrée, juste un petit portail, à peine un mètre cinquante de haut. Fermé ou pas, ce n’est pas un problème.
— Il n’y a personne, pas de concierge ?
— Si, sûrement, mais je te répète qu’il fera nuit et si on ne fait pas de bruit...
— Putain, j’ai la trouille.
— Mais t’inquiète pas, tout le monde est en décale, personne ne peut s’attendre à ça ! Écoute, au milieu de leur cour, tu as vu, il y a une butte plantée de grands pins avec des buissons. On attend le temps qu’il faut, qu’il n’y ait plus personne dans le secteur, on se faufile, on fonce dans le bosquet, on se met à plat ventre et là, pépères, on voit tout !

— Je passe le premier, baisse-toi.
Dominique agrippe le sommet de la petite porte métallique et, d’une détente de chat gris, passe directement en saut de flanc et reste baissé dans l’ombre plus dense de la porte.
— Personne... À ton tour... souffle-t-il à son ami.
— La porte vibre au passage de Jacques. Là-bas, à trente mètres, la loge du concierge s’allume. Accroupis, les deux amis ne bougent plus d’un millimètre.
— Tu crois qu’on nous a vu ? murmure Rossman.
— Impossible ! Attendons, il va bien éteindre.
En effet, l’obscurité revient, accentuée par le brusque contraste.
— On y va...
Les deux amis évitent l’allée de graviers, marchent courbés à la limite herbeuse d’une haie murale. Le bosquet n’est plus qu’à cinq mètres. En deux bonds ils ont disparu sous les frondaisons.
— Tu vois que c’est possible, souffle Dominique. Tu as repéré ta copine ?
— Oui, c’est elle, susurre Rossman, celle avec la jupe sombre et le pull clair, là-bas, dans le groupe de cinq. Oh putain, j’ai encore la trouille mais je suis content. Tu as vu la tienne ?
— Elle est là, tout prêt, elle se promène autour de la butte avec Monique Blanchin.
— Pourquoi elles se donnent la main ?
— Tu sais... les filles c’est comme ça !
— Oh putain non... Elles rentrent ! Flûte alors ! Bon, et bien on y va ?
— Non, on attend encore un peu avant de partir, cinq minutes.

       Au moment où Jacques franchit le petit portail, la lumière de la loge se rallume. Une voix d’enfant s’écrie :
— Papa, papa, il y a quelqu’un qui escalade la porte !
Dominique est encore à l’intérieur, accroupi dans l’ombre. Il saisit la barre du sommet, vole au-dessus de la clôture et, courbé en avant, fonce sur les talons de son copain. L’homme est sorti de son local, il court jusqu’à la clôture, scrute l’obscurité.
— Continue le chemin tout droit ! ordonne Dominique à voix basse, il ne faut pas qu’il sache, on fait tout le tour.
Au bout de deux cents mètres, constatant que personne ne les suit, les deux copains s’arrêtent, se frappent mutuellement sur l’épaule en riant.
— Et bien dis donc, on a eu chaud !
— Tu crois qu’il nous a vus ?
— Il a vu deux ombres, c’est sûr, mais il ne peut pas savoir qui c’est.
— Et s’il téléphone à l’économe, et si le gloup fait l’appel !
— Tu as raison, il faut rentrer tout de suite, allez vite, on refait le mur, dans l’autre sens !
Les deux amis regagnent au plus vite l’étude numéro deux, seule salle où la lumière brille. Le jeu de carte traîne encore sur un bureau, les deux croûtons semblent s’ennuyer au plus haut point.
— Vous nous accordez notre revanche à la coinche les gars ? demande Rossman en finissant de boutonner sa blouse.
— C’est parti ! acceptent tout heureux les “deuxième année”.
Quand l’économe, quelques minutes plus tard, vient nonchalamment, l’air chafouin, promener ses courtes jambes dans la salle numéro deux, Dominique est en train de reprocher véhémentement à son ami Jacques la perte de son neuf d’atout pourtant troisième. La feuille de score, récupérée de l’après-midi, est bien en évidence, à côté de la coquille servant de cendrier.
— Ah non, pas de cigarette à l’intérieur ! Si vous voulez fumer, bien que je vous le déconseille, vous allez dans la cour, humm ? Qui est-ce qui gagne ?
— Les deuxième année, ils ont beaucoup plus d’expérience que nous.
— Bon, vous pouvez continuer, mais à dix heures, extinction des feux, humm ?
L’autorité partie, Jacques fait un discret clin d’œil à son ami et, sûr du consensus, prononce un avis définitif :
— Il faut toujours qu’il trouve quelque chose à redire celui-là !