28. Dernier rendez-vous.
       Monique est en avance ce dimanche vingt-quatre juin. Elle ne veut pas perdre une minute de la présence de son ami. Appuyée contre la pierre du rempart, elle s’imprègne de la beauté moyenâgeuse et de la poésie des lieux. Les tours de la cathédrale semblent naître de l’enfilade des maisons à toits d’ardoises. L’air est léger, le ciel pastel, les arbres ont mis leurs feuilles d’été. Des escadrilles désordonnées d’hirondelles chasseresses attaquent les remparts en criant ; malheur aux insectes qui recherchent la tiédeur des murailles chauffées par le soleil de la mi-journée.
De loin Dominique l’a reconnue, il s’avance sans bruit, pose le bras sur son épaule, provoquant un sursaut, un petit cri de surprise et de peur.
Immédiatement rassurée, elle se retourne, se blottit dans le confort rassurant de ses bras. Aucun d’eux n’éprouve le besoin de dire bonjour, la communion est instantanée. Ils restent là, face au soleil, dans la lumière dorée, vivante partie d’un éphémère tableau. Elle demande :
— On marche un peu ?
— D’accord, on marche.
— Tu vois, je suis à Laon depuis plus de huit mois et c’est la première fois que je prends conscience à quel point c’est beau. C’est vrai que quand nous sommes ensemble, tout me plaît. Avec toi, j’aime tout.
— Et toi tu possèdes un don que tu ignores peut-être. Il suffit que je pense à la fierté que tu auras de moi pour que je me sente capable de tous les exploits.
— Je serais... un catalyseur en quelque sorte ?
— C’est un peu ça. Tu existes, je pense à toi, cela me donne de l’énergie, me permet de me surpasser, et après, quand c’est fini, tu es toujours là, toute fraîche, toute neuve.
Monique ne répond pas, se contente de sourire.
— Où veux-tu aller, comment désires-tu employer ton après-midi ?
— Je veux simplement être avec toi.
— J’ai une idée, je sais où on va aller, tu me fais confiance ?
Elle hoche la tête affirmativement.
— Seulement...
— Un problème ? Fais appel à l’égérie ou au catalyseur ! Quel est l’obstacle ?
— Voilà, je veux t’emmener jusqu’au bout du plateau, par-là, vers le vieux fort. Mais pour y aller, il n’y a que deux possibilités : ou on prend la rue de la République et on passe devant mon école, ou bien on passe par la porte de Soissons et le chemin des Creutes et là on longe l’E.N des filles. Personnellement, ça ne me fait rien d’être vu avec toi, en fait ça me plairait plutôt, mais comme tu es censée être avec ton correspondant, je ne veux pas vous compromettre.
— Allons-y par la rue de la République. Tu me laisses cinquante mètres d’avance, mais tu me rejoins avant la caserne, je n’ai pas envie de me faire siffler ! D’accord ?
— Viens, je vais te montrer l’endroit où je me plais à venir rêver, vers les murailles du fort.

— Donne-moi la main. Dis donc, tes chaussures, enfin tes... escarpins, c’est comme ça que ça s’appelle ? C’est bien joli, c’est même très joli, mais pour marcher dans l’herbe, il y a mieux !
— Aïe, je me tors les pieds.
— Tu vois. Appuie l’autre main contre le mur et descend le long, dans la bande herbeuse.
— Aïe, des orties, ça pique !
— Douillette ? On y est ! Là, regarde, on est protégé derrière par la fortification, devant par la pente et à gauche par ce recoin. Assieds-toi sur mon blouson.
— Retourne-le, il va être tout vert.
— Tu as raison.
Dominique étend son vêtement sur le sol, couchant l’herbe haute qui masque complètement un pied de violettes desséchées. Il s’assied à côté d’elle, l’entoure de son bras. Elle incline la tête, la pose sur l’épaule de son ami. Elle est fraîche de sa jeunesse dans son chemisier blanc et sa jupe à fleurs, éclatante de son sourire, radieuse d’un trop-plein de bonheur. Elle ne veut pas penser à ce « bientôt » trop proche qui va la faire souffrir.
Des bouffées de senteurs capiteuses montent de l’herbe froissée. Elle se coule contre lui, se retourne, pose sa tête sur les cuisses du garçon, sourit au ciel, au soleil, à la clématite qui leur fait un auvent de verdure. La main de l’adolescent maintient le flanc de son amie, effleure la tendre fermeté d’un sein. Il se trouble, bouge comme s’il était mal à l’aise. Elle accentue son sourire, saisit la main fautive, la pose sur son cœur.
Au cours de leurs rencontres, ils se sont maintes fois étreints, embrassés, serrés l’un contre l’autre, mais jamais il n’a voulu préciser ses caresses, trouvant grossiers les mots qui les décrivent, ne voulant pas ternir l’image qu’il veut lui donner par des gestes vulgaires accomplis au détour d’une ruelle ou dans l’obscurité d’une salle de cinéma. Pourtant aujourd’hui, un trouble puissant monte en lui. Il défait lentement les petits boutons nacrés du chemisier, met à jour la dentelle du soutien-gorge, glisse sa main contre la peau. Elle laisse faire, frémit au contact des doigts du garçon sur son mamelon durci. Elle s’est allongée sur l’habit de son ami, sa jambe repliée fait remonter la jupe fleurie. Elle frémit de nouveau quand il effleure sa peau veloutée, laisse encore faire quand il tire doucement sur l’élastique de son slip, l’aide en soulevant son bassin. Elle le regarde du plus profond de ses yeux verts où brillent des paillettes dorées, l’attire vers sa bouche pour un long baiser d’amante, lui dit doucement :
— Je veux que tu saches. C’est la première fois qu’un garçon me voit nue, me caresse, la première fois que je me laisse faire...
— Je n’ai jamais fait l’amour non plus, je n’ai jamais touché une autre fille que toi.
Elle referme les yeux, respire à petits coups saccadés, sent la chaleur virile du garçon contre sa cuisse, se glisse sous lui, crochète ses jambes dans les siennes. Il la serre, serre, serre dans ses bras, sent l’intimité de la fille contre lui. Il est éperdu d’amour et de désir mais il ne bouge plus. D’une secousse il se rejette sur le côté, rajuste ses habits, reste couché sur le dos. Quand son amie ouvre les yeux pour le regarder, silencieusement, il pleure.
— Pourquoi Dominique ?
Elle s’appuie sur un coude sans rectifier le désordre de sa tenue, cherche le regard embué du garçon. Il s’assied, pose délicatement la main sur le ventre ombré de son amie, lui sourit tristement.
— Tu as voulu me faire le plus beau cadeau qu’une fille puisse faire à un garçon, le don de toi. Ce cadeau, je l’ai moralement accepté. Je l’ai pour toujours dans mon cœur. La seule chose de valeur que moi je peux te donner en échange, c’est le témoignage du respect et de l’amour que j’ai pour toi malgré la violence de mon désir.
Dans deux heures, on va se quitter. Nous avons très envie l’un de l’autre mais on ne se reverra peut-être jamais. Tu es belle et nue contre moi et j’ai un désir fou de ton corps mais je ne le prendrai pas. Ton cadeau, c’est de te donner, le mien c’est de ne pas te prendre. Je t’assure que pour le garçon que je suis, c’est beaucoup plus difficile de dire non.
— Dominique, je t’aime.