4. L'accueil.
       La valise en carton se déforme quand, après avoir installé son sac de sport en bandoulière, pris son cartable de cuir flambant neuf dans la main gauche, Dominique la soulève avec effort. Bourrée jusqu’à l’obésité, celle-ci aurait déclaré forfait sans la courroie de cuir qui la cercle, palliant la faillite prévisible des serrures piquées de rouille et le peu de résistance du matériau.
Soucieux d’économiser son argent de poche, il dédaigne le funiculaire et se dirige d’un pas encore assuré vers les grimpettes, sentes de terre et de graviers, coupées d’escaliers aux marches irrégulières, qui escaladent presque en ligne droite les cent mètres de dénivelée de la montagne de Laon.
Le ciel de ce début d’automne donne tort une fois de plus aux détracteurs du climat du Nord. L’été a été splendide, à peine troublé par quelques indispensables orages et l’arrière-saison s’annonce belle.
Pourtant, aujourd’hui, Dominique aurait volontiers souhaité un soleil un peu moins ardent et généreux. La sueur perle sur son front bronzé. La valise n’équilibrant pas le cartable, il est obligé de se pencher latéralement comme une virgule pour compenser la différence de poids de ses bagages. Le rythme de sa marche en montée baisse rapidement. À chaque pas, l’encombrante valise cogne sur sa jambe et le frottement de la courroie lui meurtrit douloureusement la peau. Il multiplie les pauses et les changements de main et voit venir le sommet avec soulagement.

       Son cœur bat un peu plus vite quand il pousse la porte-grille d’entrée de l’école. À sa fierté d’être maintenant un normalien, c’est à dire autre chose qu’un simple lycéen, se mêle une vague appréhension. Au-delà de cette porte, c’est l’inconnu qui l’attend: de nouveaux camarades, d’autres professeurs, des lois nouvelles probablement, des locaux différents et surtout l’internat, l’internat obligatoire ! Bah, il n’est pas le premier à en passer par là et personne n’en est jamais mort...
À l’instant où il pousse la porte faisant communiquer le hall d’entrée et la cour intérieure de l’école, il reçoit dans le dos une bourrade qui l’envoie cogner le chambranle. Il lâche sa valise et faillit tomber en l’évitant.
« Oh le bleu, tu laisses passer les anciens ! »
Dominique tourne la tête et dévisage avec un étonnement mêlé de colère deux adolescents à peine plus vieux que lui, qui lui jettent en passant un regard sardonique.

       La porte donne dans une cour rectangulaire, entourée sur trois côtés d’une allée cimentée, couverte d’un toit étayé par une suite de colonnes métalliques. Quelques pieds de vigne vierge escaladent les poteaux et courent sur les fils de fer qui les relient. Les feuilles déjà rougissantes, dénoncent la sècheresse de l’été et ajoutent une note de gaité à l’austérité du lieu. Il reprend la valise qui lui a échappé et pénètre dans la cour.
Une cinquantaine de jeunes se trouvent là. Ceux qui semblent les plus âgés sont assis sur le soubassement d’une stèle sans statue en saillie sur le quatrième côté. Certains fument ostensiblement la cigarette en dévisageant les nouveaux arrivants. D’autres, debout, formant le cercle, discutent avec animation, laissant parfois échapper des rires sonores, presque forcés.
Dominique se dirige instinctivement vers quelques adolescents qui, bagages près des pieds, semblent attendre une suite dont ils ne savent rien. Un bref coup d’œil à son bracelet-montre lui apprend qu’il est cinq heures moins le quart. L’attente ne sera plus très longue maintenant.

       À cinq heures précises, un homme d’une quarantaine d’années, corpulent, le teint jaunâtre, sourcils épais et cheveux noirs implantés bas sur le front, fait son entrée. Il se campe solidement sur ses jambes écartées devant la porte d’accès et claque plusieurs fois dans ses mains. Les normaliens se rapprochent.
— Les « troisième année », on commence par vous puisque l’année de formation professionnelle est en stage d’éducation populaire pour une semaine à Phalempin. Alors vous allez monter au dortoir où monsieur Laurent, le surveillant, vous attend. Vous passerez d’abord par la « ciragerie » et mettrez vos chaussons avant de monter, n’oubliez pas, humm ? Monsieur Laurent vous attribuera ensuite votre couchage et votre armoire. Vous vous installerez et ferez votre lit avant de redescendre dans la cour pour attendre l’heure du repas. Je vous rappelle qu’on mange à dix-neuf heures ! Humm ? Allez-y !
L’homme regarde d’un œil désapprobateur la vingtaine de jeunes qui s’ébrouent, s’égayent à la recherche de leurs bagages épars avant de se concentrer à nouveau vers l’escalier de montée. Le silence revient.
— Les « deuxième année », vous allez commencer par installer vos affaires scolaires dans votre local de permanence. Comme vous le devinez, vous êtes maintenant en salle numéro deux. Vous avez le libre choix de votre bureau et de votre casier. Dans un quart d’heure vous monterez au dortoir, mais pas avant, humm ?
Quand le silence revient à nouveau, l’homme reprend :
— À nous maintenant mes petits amis. Vous allez regrouper vos valises sous le préau et entrer dans la salle numéro un. C’est... celle-ci ! fait-il en désignant vaguement de l’index la porte vitrée d’un grand local donnant sur la galerie.
Quand tout le monde est installé, l’homme monte sur l’estrade qui meuble la pièce sous le tableau noir.
— Vous vous demandez qui je suis, humm ? Eh bien je suis monsieur Ledoux, l’Économe de cet établissement. Les professeurs viennent et repartent, le directeur, que vous verrez demain, vient et retourne chez lui, le surveillant a ses heures de faculté, mais moi, je suis toujours là, tous les jours, tout le temps, même la nuit, humm ? La discipline, c’est moi, la vie dans la maison, c’est encore moi, l’intendance, c’est toujours moi ! Je pense, et vous aussi sûrement, qu’il vaut mieux vivre en bonne intelligence qu’en conflit... mais si un conflit doit avoir lieu, il aura lieu ! Humm ?
Bon, je vous ai dit mon nom, dites-moi le vôtre maintenant. Dans l’ordre d’entrée au concours. Levez-vous à votre tour et allez-y !
— Heu... Alain Gutry... heu... reçu premier.
— On commence par le nom de famille ! Toujours le plus important d’abord ! Bon, premier, c’est major de promotion et quand on est major, on a des responsabilités particulières ; mais on en reparlera plus tard. Ensuite humm ?
— Debarge Yves, second...
— Non monsieur ! Vous ne pouvez pas être second puisqu’il y en a d’autres après vous, humm ?
— Debarge Yves, deuxième !
— Voilà ! Ensuite ?
— Millet Bernard, troisième...

— Bien, maintenant qu’on se connaît mieux, passons à l’organisation matérielle.
Tout d’abord, cette pièce où nous sommes est votre salle de classe, votre local permanent, voire votre vestiaire. Vous y aurez votre casier personnel fermant à clé et votre bureau pour travailler.
La journée maintenant : lever à six heures trente ! Pas d’inquiétude, le surveillant se chargera de vous réveiller. Bon, toilette soignée puis, à sept heures, petit déjeuner, et ensuite service ! Chacun d’entre vous sera associé à un, voire plusieurs camarades d’une autre promotion avec la charge de balayer ou de nettoyer une salle de classe, les vitres, les toilettes, les lavabos, les tables etc... Les plus anciens vous mettront au courant, faites-leur confiance ! Demain matin, je vous annoncerai moi-même les services que vous serez tenus d’effectuer. Ah, j’allais oublier, la cravate est toujours obligatoire, tout le temps, en toutes circonstances, humm ? Sauf peut-être en éducation physique, bien sûr.
Deux coups discrets frappés à la porte vitrée de la classe font tourner toutes les têtes. Monsieur Ledoux avec un soupir va lui-même ouvrir au surveillant.
— Monsieur l’Économe, les deuxième et troisième années ont fini leur installation.
— Bien, je vous abandonne ceux-ci. Que tout soit terminé pour sept heures, humm ? Veillez-y monsieur Laurent !