13. La fin du rêve.
      Marie-Michèle vient d’avoir dix-neuf ans. Frédéric en a vingt-trois. Un beau dimanche de printemps s'achève. Heureux, au volant de la Quatre-chevaux Renault qu’ils ont achetée en commun, Frédéric reconduit celle qu’il considère comme sa fiancée à la porte de son école.
Il gare la petite voiture non loin de la grille du portail. Il a bien remarqué que, depuis quelque temps, Marie-Michèle ronge ses ongles mais il met cette habitude sur le compte de la fatigue physique. Les études sportives sont épuisantes parfois.
Ils ne s’embrassent pas au moment de se quitter car ils ont depuis longtemps décidé de ne jamais manifester d’effusion près de leur école.
– Je viens te chercher à quelle heure samedi prochain ?
– Frédéric, il faut que je te dise, je ne veux pas que tu viennes me chercher samedi.
– Dimanche alors ?
– Ni samedi, ni dimanche.
– Tu as du travail, je comprends. La semaine suivante ? Je te téléphonerai.
– Ce n’est pas la peine de me téléphoner Frédéric.
– C’est toi qui m’appelleras ?
– Non, je ne t’appellerai pas.
– Mais comment va-t-on faire pour se voir ?
– On ne se verra pas.
– Attends tu veux dire qu’on ne se verra pas la semaine prochaine ni celle d’après ?
– On ne se verra plus Frédéric.
– Marie-Michèle, tu ne veux pas dire que...
– Si Frédéric ! Nous deux, c’est fini.
– Mais pourquoi Marie-Michèle, pourquoi ? Tu ne m’aimes plus ? Dis-moi... On va s’expliquer calmement hein, on va trouver une solution…
– Il n’y a rien à expliquer Frédéric, il n’y a pas de solution, c’est comme ça.
Elle n'en dira pas plus. Elle ne s’énerve pas, ne paraît pas fâchée. Un vague sourire d’excuse crispé flotte sur le bas de son visage. Le garçon est pétrifié devant elle. Un long silence s’installe.
Soudain la jeune fille tourne les talons, la silhouette magnifique s’éloigne, marche sans se retourner, entre dans le parc de l’école. Une autre silhouette toute de noir vêtue la rejoint. Elles disparaissent derrière les arbres centenaires.
La foudre est tombée sur la tête de Frédéric. Hébété il reste sur place. Des larmes incontrôlables glissent sur ses joues. Incapable de réfléchir, il répète « pourquoi... pourquoi... pourquoi... non, ce n'est pas possible… »
Comme un automate il retrouve la petite voiture, se laisse tomber sur le siège, appuie ses avant-bras sur le volant, cale son front sur ses mains. Il hurle : « noooonnnn... »
Quand, longtemps après, il relève la tête, son visage est dur, crispé, ses yeux sont fixes, sa nuque est raide. Machinalement il actionne le démarreur puis se fige à nouveau. Soudain il emballe le moteur au maximum, tire violemment sur le levier de vitesse. Le véhicule craque horriblement, bondit vers l’avant, dérape, zigzague entre les trottoirs. Là-bas la rue tourne à angle droit. La voiture se précipite à fond de première vers le mur de la propriété.

      Dans un hôpital de la région lyonnaise, un samedi treize décembre, à dix heures du soir.
À bout de souffrances, l’homme a ouvert des yeux qui n'accommodent plus. Il s'est péniblement assis dans son lit de douleur, des larmes coulent sur son visage émacié.
Pourquoi... pourquoi... pourquoi... non, ce n'est pas possible.
Marie-Michèle… Marie-Michèle, pourquoi m'as-tu quitté ?
Il enlève avec peine le pansement élastique qui maintient le trocart de sa perfusion, arrache l’aiguille de survie, ouvre un peu plus la plaie qui meurtrit la veine de son avant-bras.
Le sang écarlate coule sur le drap blanc.
– Marie-Michèle ?
– Marie-Michèle, c’est toi ? Tu es revenue ? Oh, tu as remis ta jupe rouge…
– Marie-Michèle, Marie-Michèle, enfin tu es revenue. Viens, viens ma belle, viens, allons danser !
Il la prend par la main, l’entraîne sur la piste, entame une valse maladroite.
La jupe rouge vole, vole, laisse entrevoir les jambes magnifiques sous les frou-frous d’un jupon de dentelle blanche.
Il presse son amie dans ses bras, se dirige en valsant vers les lumières de l’orchestre tout là-bas, au fond du tunnel…
La musique devient douce, charnelle, légère. Il ne se sent plus malhabile, il tourne, tourne, ne fait plus qu’un avec la musique et son amie : Marie-Michèle est si belle et si légère dans ses bras.
La clarté qui illumine l’orchestre devient vive, intense, aveuglante…
Le cœur de l’homme se serre… se serre… se serre…