7. Rendez-vous
   Dès le réveil, la première chose que fit Yannick fut de relancer son smartphone. Seul un SMS de sa fille Flora l’attendait. De Brigitte, rien. Il haussa les épaules. « Qu’est-ce que j’espérais ? » pensa-t-il en descendant prendre son petit déjeuner dans la salle à manger de l’hôtel.
À dix heures, douche prise, rasé de frais, il programma « cimetière Saint Just » sur l’application de guidage de son smartphone et démarra la C4.
Arrivé sur place, au niveau de la tombe de ses parents laquelle jouxtait une allée de circulation, une mauvaise surprise l’attendait : la dalle en pierre noire de la sépulture était fendue en diagonale, la stèle avec les inscriptions était légèrement déplacée.
Bouillonnant de rage, après avoir pris une série de photos des dégâts, il se rua vers la maison du gardien du cimetière qui ne put qu’avouer son ignorance des circonstances du dérangement de cette pierre tombale. Aucune déclaration d’incident n’avait été faite récemment. Selon toute probabilité, une minipelle de fossoyeur avait mal manœuvré et avait heurté la pierre qui devait présenter une faiblesse.
« Vous comprenez, certaines entreprises de pompes funèbres emploient des jeunes inexpérimentés en les payant au rabais. Le coupable n’a pas voulu prendre le risque de se faire renvoyer, de recevoir un blâme ou d’avoir une retenue sur salaire ! »
Le gardien lui conseilla de prendre contact avec un des trois marbriers de la région pour une remise en état : « Dans un cas comme celui-là, ils interviennent rapidement » consola-t-il.
Yannick passa le reste de la matinée à trouver le professionnel qui accepterait de réaliser rapidement et de poser une nouvelle pierre.
« Dans un mois tout sera fait monsieur Lefevre, vous pouvez compter sur nous. Il faut simplement sceller le marché avec une avance de trente pour cent sur les frais des travaux. » avait conclu le troisième marbrier consulté.
Après s’être acquitté de la somme nécessaire, demandé un devis d’entretien pour la tombe de ses parents et celle des grands-parents, assuré son interlocuteur qu’il reviendrait d’ici un mois pour finaliser les transactions, il reprit sa voiture, remonta sur le plateau, trouva à se garer sous les remparts, promenade Yitzhak Rabin.

 « Mis à part les noms des promenades, voyons comment la ville a évolué. » murmura-t-il pour lui-même en continuant à pied la route de long de l’ancien tracé du tramway à crémaillère pour déboucher place de l’Hôtel de ville. Il déambula ensuite dans les rues de la ville moyenâgeuse à la recherche de souvenirs, mais tellement de choses avaient changé.
Une cloche lointaine sonna un coup. Onze heures et demie, midi et demi où une heure ? Il sortit son smartphone et constata qu’il était une heure de l’après-midi. Il prit conscience qu’une petite faim commençait à tortiller son estomac. Il avisa la devanture d’une pizzéria rue Saint Jean, malheureusement sans terrasse comme il eut préféré par ce soleil printanier. Impossible évidemment d’installer des tables à l’extérieur dans ces rues étroites et irrégulièrement pavées. Il entra cependant, s’installa à une table face à la rue, commanda une pizza napolitaine avec un verre de Côtes du Rhône.
Elle était savoureuse et le vin fruité à souhait.
« Bon, j’arrête de me faire du souci pour le cimetière. Décontraction, oubli, tout va bien aller maintenant. Cet après-midi, je vais visiter l’autre bout du plateau, la cathédrale, la citadelle. »

 Il payait l’addition quand son smartphone vibra. Un courriel venait d’être rapatrié.
« Je serai à la brasserie du Parvis vers quatorze heures trente. J’espère que tu auras mon mail à temps.
Brigitte.
»
Reportant la réalisation de ses visites, par la rue Chatelaine puis le début de la rue du cloitre, il se dirigea vers le parvis du splendide édifice du douzième siècle.
Elle était là, attablée en terrasse, tête levée vers les tours de la cathédrale.
Il s’arrêta, observa longuement cette femme qu’il avait autrefois adorée.
Vêtue d’un tailleur Chanel en tweed noir et blanc à bandes horizontales et verticales croisée, se tenant très droite, elle avait encore de l’allure.
Il s’approcha discrètement, s’arrêta à dix mètres d’elle et attendit.
Elle eut soudain un sursaut en prenant conscience de sa présence, alors il avança franchement vers elle en souriant.
— Bonjour Brigitte. Après tant d’années, je peux te faire une bise autre que virtuelle ?
— Bonjour Yannick, je suis heureuse de te voir. Bien sûr qu’on va se faire la bise et même quatre puisque nous sommes en Picardie.
— En Savoie c’est deux mais vive la Picardie.
Après s’être exécuté avec plus de plaisir qu’il aurait pensé, il laissa ses mains sur les épaules de la femme, bras tendus, il éloigna sa tête et envisagea son ancienne amie. Toujours le même bleu fleuri de ses yeux, les pommettes soulignées par un soupçon de blush, le même rouge que quarante ans auparavant sur les lèvres, les cheveux soigneusement arrangés en ondulations savantes…
— Tu examines les ravages du temps ?
Il ôta ses mains et eut un sourire ironique.
— Le temps ne t’a pas trop maltraitée. Je suis sûr que je t’aurais reconnue si je t’avais croisée dans la rue sans savoir que c’était toi. Tu as l’air en forme.
Elle le fixa dans les yeux pendant quelques secondes, tenta de percer l’intention derrière les paroles.
— Toujours adepte du double sens des mots ?
Il émit un petit rire.
— Je parlais de forme au sens sportif de l’expression, bien que je croie me rappeler que le sport n’était pas spécialement ta tasse de thé. À propos, tu en veux une ? Ou toute autre boisson à ta convenance, je vais commander à l’intérieur.
— Un thé vert nature sera très bien.
— Es-tu pressée ? demanda Yannick quand la jeune femme de service eut apporté une petite théière d’eau chaude, une tasse, un sachet de thé vert ainsi qu’un demi d’une bière des Hauts de France pour lui.
— J’ai deux heures devant moi, pourquoi ?
— Nous avons tellement de choses à nous dire. Raconte-moi ton parcours mieux que sur ton profil des « Copains d’école. »
Le visage de la femme prit une expression concentrée, elle leva les yeux puis prononça :
— C’était quand la dernière fois que nous nous sommes parlés ? — Octobre 1967. Il y a 48 ans et sept mois.
— Quelle mémoire ! Cette date t’a marqué.
— Je suis simplement bon en calcul.
Une ombre passa sur le joli visage de Brigitte. Elle se pencha vers lui, posa délicatement une main sur l’avant-bras de l’homme.
— Yannick… Pourquoi avons-nous cessé de nous voir ?
Yannick pinça les lèvres, son visage prit une expression absente pendant quelques secondes.
— Tu ne sais pas pourquoi je t’ai quittée ?
La jeune femme ne répondit pas. Sa tête eut un léger mouvement de négation. Elle fixa le visage de Yannick de ses yeux agrandis.
— Il y a quarante-huit ans et sept mois donc, un « excellent camarade de promotion » qui habitait Saint Quentin comme toi m’a annoncé que tu avais un autre… disons… copain là-haut. J’étais un ado de dix-huit ans, plein d’idéal à l’époque, je n’ai pas supporté.
— Je vais être franche avec toi, Yannick. C’est vrai que j’ai eu un autre copain à Saint Quentin à cette époque-là, mais c’était un simple camarade : quelques promenades ensemble en se tenant par la main mais c’est tout. À la date que tu as si bien mémorisée, comme il commençait à devenir plus entreprenant, j’ai pris la décision de rompre avec lui et de ne garder que toi, mais… tu n’as plus cherché à me voir et tu n’as pas donné suite à la lettre que je t’avais fait parvenir. Par le courrier des EN, tu te rappelles ? Je te proposais de continuer à être amis, sachant bien qu’au fond je souhaitais plus que cela. J’ai patienté mais rien ne venait. Et puis j’ai appris que tu sortais avec une autre, une lycéenne de Laon.
Avant de répondre, Yannick respira plusieurs fois à fond pour dissiper l’émotion qui venait de l’envahir à l’évocation de ce qui aurait pu se passer s’il avait su, s’il avait osé. Il décida de ne pas commenter cet épisode qui lui avait tant fait mal. Il préféra enchainer avec son parcours de vie.
— Oui, c’est ce qui s’est passé. Pour ma part, quelques mois après cette terrible décision, à la rentrée de septembre, j’ai été affecté à Anizy le Château, puis j’ai fait mon service militaire à Grenoble. Après une année sans intérêt pour moi, j’ai repris mon poste et j’ai fait un ou deux stages pour devenir PEGC. À cette époque l’éducation nationale recherchait des volontaires bivalents pour enseigner en CES. En 1972, j’ai été nommé au collège Jean Racine à Château Thierry ou j’ai enseigné les maths et assuré un peu d’éducation physique pour les garçons. J’ai vraiment appris à skier lors d’un séjour organisé par la ville dans la station des Rousses dans le Jura. J’ai pris goût à ce sport et chaque année en février je m’offrais un séjour en station.
C’est au cours d’un de ceux-ci que, sur les pistes de La Clusaz, j’ai maladroitement fait tomber une jolie skieuse. Pour me faire pardonner, je l’ai invitée au restaurant. Nous nous sommes plu, nous nous sommes revus. Elle s’appelait Agnès et habitait Annecy. J’ai ensuite fait beaucoup de voyages jusqu’en Haute Savoie pour la voir, quelquefois même pour un simple week-end. Un an après notre première rencontre, nous nous sommes mariés. J’ai demandé et obtenu mon exéat pour la Haute Savoie, à Saint Jorioz. Voilà, tu sais l’essentiel de ma vie. Et toi ?
— Moi, après notre ou plutôt ta rupture, je suis restée… célibataire. Mon premier poste, c’était dans une petite ville du nord de l’Aisne, pas loin de Saint Quentin, à Origny Sainte Benoite, je ne sais pas si tu connais.
— J’ai fait un de mes stages pédagogiques à Neuvilette, ce n’est pas loin d’Origny.
— Donc tu connais l’environnement, usines, bruits, poussière grise partout, etc. Au cours de ma deuxième année dans ce poste, j’ai reçu une invitation pour assister au mariage d’une amie de promotion. C’est là que j’ai rencontré Yves, mon futur mari.
Nous étions à la même table lors du repas, il s’est montré charmant avec moi. Il était jeune médecin, venait de s’établir à Guignicourt, un bourg situé dans l’est du département. Il cherchait une assistante cultivée pour recevoir ses patients et il m’a proposé la place. Il pouvait se charger de toutes les formalités administratives dont l’annulation de mon engagement décennal et le remboursement de mes études Normales. J’ai accepté sans trop réfléchir et… nous nous sommes mariés moins d’un an après cette rencontre.
— Tu as eu une belle vie ? Tu es heureuse ?
— Tu sais, éluda-t-elle, Guignicourt est un village plutôt agréable avec des forêts, des étangs, la rivière Aisne, le calme de la campagne. C’est autre chose que l’atmosphère de la cimenterie d’Origny. Mais je dois dire que les commodités de la ville me manquent. Une fois par semaine, je vais soit à Reims, soit à Laon pour faire des courses et du shopping. Avant de recevoir ton courriel, j’avais l’intention d’aller à Reims mais finalement j’ai opté pour Laon, sourit-elle.
— Tu as gardé ton nom de jeune fille ? Je n’ai rien vu d’autre sur ton profil des « Copains d’école. »
— Mon mari s’appelle Depierre. Le docteur Yves Depierre. J’ai aussi lu ta fiche sur le site mais tu ne parles pas de ta femme.
Le visage de Yannick de ferma, il cligna vivement des yeux pour éviter la formation de larmes. Il prit son verre de bière et en vida lentement la moitié.
Ayant repris le contrôle de ses émotions, il expliqua : — J’ai perdu mon épouse il y a un peu plus d’un an. Une longue et terrible maladie. Avec Agnès, ce furent trente-sept ans de bonheur pour nous deux et un an d’enfer pour elle. En dépit de nombreuses consultations, les médecins n’ont jamais rien trouvé au sujet de ses douleurs abdominales. « C’est psychosomatique » disaient-ils tous. Quand enfin un spécialiste en a trouvé la cause, c’était trop tard pour opérer, trop tard pour une chimio, trop tard pour tenter quoi que ce soit. L’horreur absolue.
— Pardon, pardon Yannick de t’avoir replongé dans ces mauvais souvenirs.
— Oh, je suis devenu fataliste, il faut accepter ce qu’on ne peut pas modifier. Changeons de sujet, tu disposes d’un peu de temps ?
— Il est trois heures, je repartirai vers cinq heures, pourquoi ?
— Tu n’as pas envie de revoir ton ancienne école ?
— Oui, pourquoi pas, mais à pied c’est loin.
— J’oubliais que tu es une grande sportive, se moqua-t-il. J’ai garé ma voiture promenade Yitzhak Rabin, à trois ou quatre cents mètres d’ici, sous le rempart nord, et toi ?
— J’ai trouvé une place pour ma 3008 près de l’hôtel de ville. D’ailleurs il va falloir que j’actualise mon disque de stationnement zone bleue d’ici peu.
— Je t’embarque dans ma C4 et ferai un stop près de ton carrosse pour que tu te mettes en règle.