Les deux amis arrivèrent à seize heures et dix minutes devant le portail de la gendarmerie. L’adjudant-chef Lemoine devait guetter leur arrivée car il sortit sur le seuil du bâtiment au moment où ils attachaient leurs VTT.
— Alors les jeunes, que vous arrive-t-il encore ? Entrez dans mon bureau. Asseyez-vous, vous avez l’air un peu fatigué.
Il leur désigna deux chaises mais ne prit pas place dans son fauteuil à roulettes. Il saisit son portable posé parmi les dossiers étalés et lut à voix haute : « mon AC, Gilles et moi passons vous voir ce jour à seize heures au bureau. C’est très important. »
— De quoi s’agit-il ? Qu’avez-vous de si important à me dire ?
Gilles pinça les lèvres et regarda Valentin qui comprit le message.
— C’est à propos de Damien Delaune...
— De qui ? s’étonna le chef de brigade.
— Le propriétaire du numéro de téléphone dont vous m’avez permis d’avoir l’identité.
— Ah, Dufournet t’a donné les renseignements...
— Oui et je vous en remercie. Au début pour moi il s’agissait plus d’un jeu de piste que d’une enquête. Je n’arrivais pas à comprendre qu’on puisse perdre son téléphone et ne rien faire pour le retrouver. La dernière utilisation de l’appareil remontant à presque un an, c’était très étrange. S’il s’était procuré un autre téléphone, il aurait à coup sûr demandé le même numéro or celui-ci n’a pas été réattribué.
— Attendez un instant, nous allons essayer de comprendre. Dufournet, articula-t-il après avoir enfoncé un bouton de son interphone, apportez-moi les fadettes du numéro sur lequel vous avez fait des recherches hier.
— Elles étaient dans l’enveloppe mon adjudant-chef, celle que j’ai donnée au jeune Valentin...
— Mais bon sang de bois, vous n’avez pas à communiquer ces relevés dont l’utilisation est confidentielle !
— Pardon mon adjudant-chef mais vous m’aviez dit...
— Dufournet vous êtes un...
Lemoine leva les yeux au plafond et relâcha le bouton de son appareil avant de reprendre à l’intention des deux jeunes :
— Fadette signifie facture détaillée. C’est le relevé des appels passés et reçus par un numéro de téléphone, avec les dates, les durées etc. Tu t’en es servi Valentin ?
Valentin secoua négativement la tête.
— Non. Pour moi il s’agissait d’une sorte de cluedo grandeur nature ou la victime était un simple téléphone portable, je n’avais pas besoin de liste d’appels, mais depuis ce midi, il y a du nouveau. Avec Gilles, nous avions décidé d’aller voir sur place pour comprendre comment il avait pu se trouver là, en plusieurs morceaux au pied d’une falaise. Nous avons pensé qu’il était tombé de haut puisqu’il était brisé, alors nous avons grimpé la montagne pour voir. Nous avons fait une simulation avec des pierres ce qui m’a donné la conviction qu’il était vraiment tombé de là-haut. Alors que nous allions redescendre, Gilles a repéré... Vas-y Gilles, explique.
— Oui, j’ai repéré un trou vertical dans la roche, une sorte de crevasse, j’ai cru que c’était une glacière.
— Une quoi ? s’étonna l’adjudant.
— Une glacière, expliqua Gilles ravi de montrer une supériorité, un endroit, un trou dans le sol plein de neige où les alpagistes conservaient le beurre qu’ils fabriquaient.
— Tu en connais des choses, toi. Continue.
— Donc je regarde dedans par curiosité, il y avait effectivement de la neige plus un truc rouge au fond. Grâce à la corde de Valentin je suis descendu pour savoir ce que c’était et là j’ai vu... quelque chose... d’horrible.
— Quoi donc ?
— Le truc rouge, c’était du tissu avec une ficelle attachée dessus, j’ai tiré très fort sur la ficelle, la neige dure s’est effritée et ça a fait sortir... la main... d’un mort. Je n’ai pas cherché plus profond, je suis remonté à toute vitesse.
Gilles avala difficilement sa salive, encore ému du terrible spectacle. Valentin prit le relais.
— Nous sommes redescendus au col du Villar et nous avons parlé. Nous en avons tiré la conclusion qu’il s’agissait d’un parapente. C’est probablement un parapentiste qui est dans ce trou et sûrement depuis longtemps. Je parierais pour Damien Delaune.
— Il n’y a qu’à vous qu’il arrive de telles aventures, mais je vous crois, vous êtes fiables d’habitude. Je prends la suite mais il me faut des renseignements plus précis. Tout d’abord la localisation de l’endroit. D’abord, où exactement as-tu trouvé ce téléphone Valentin ?
— C’est vers Bellecombe, une combe justement qui va du hameau du Montoz au col du Villar.
— Attends, tu sais lire une carte d’état-major ?
— Je sais lire une carte.
L’adjudant-chef Lemoine ouvrit une armoire profonde et sortit d’un long tiroir un lot de feuilles grand format.
— Bellecombe... Bellecombe... dit-il en feuilletant la pile, Le Montoz, voilà. Regardez tous les deux, sur ce genre de carte, tout est indiqué, les maisons, les ruisseaux, les bois, les particularités, tout. Ces petits traits marron, vaguement parallèles sont des courbes de niveau. Ces courbes relient les points de même altitude. Plus elles sont rapprochées, plus la pente est forte. Le nord est là, essayez de trouver l’endroit où se trouve ce trou dans la roche.
Les deux adolescents se penchèrent sur le bureau. Valentin posa l’index sur l’emplacement des chalets du col du Villar, remonta le chemin d’escalade puis suivit la crête vers l’ouest jusqu’à un resserrement des courbes de niveau.
— Là c’est la faille qu’on voyait d’en-bas donc... la crevasse dans la roche est ici, affirma-t-il en laissant son index sur un trait plus épais de la carte.
Lemoine saisit un marqueur rouge sur son bureau, entoura l’endroit indiqué puis se gratta la tête.
— Cette crevasse est profonde comment ? demanda-t-il à Gilles.
— Un peu plus de deux mètres pour poser le pied sur la neige, dessous, je ne sais pas.
— Quelle est la largeur de ce mini-plateau, murmura-t-il pour lui-même en saisissant un double décimètre.
— Trente mètres de long et vingt-cinq de large à deux mètres près, indiqua Valentin.
L’adjudant mesura néanmoins sur la carte et conclut :
— Oui, c’est à peu près ça. Vu la configuration des lieux, il va me falloir un hélico.
— On peut aller avec vous dans l’hélicoptère ? demanda Gilles déjà réjoui.
— Négatif, hors de question ! Je vous remercie de m’avoir fourni tous ces renseignements, mais maintenant c’est fini pour vous, terminé, vous oubliez.
— Mon adjudant-chef, reprit Valentin, vous nous connaissez, nous voulons absolument savoir ce qui s’est passé. Sans nous, vous ignoreriez jusqu’à l’existence de ce monsieur Delaune... ou peut-être sa non existence maintenant malheureusement.
— Valentin, d’après ce que vous me dites, il s’agit d’un mort et ce n’est pas un spectacle pour vous.
— Donc il faut que je me débrouille autrement pour avoir des renseignements.
— Non, non, non, hors de question et tu vas me rendre les fadettes en ta possession.
— Je pense que vous pouvez en avoir les doubles aisément, donc si vous me les réclamez, c’est pour éviter que j’y jette un œil, non ?
— Tu ne pourrais rien en tirer, il faut être un spécialiste pour en déduire des conclusions, répondit le gradé un peu gêné.
— Mon adjudant-chef, si vous ne nous tenez pas au courant, avec Gilles, nous allons continuer à chercher de notre côté. Nous voulons savoir, absolument !
— OK, OK, Valentin, je t’enverrai des messages privés mais tu détruis les fadettes en ta possession, d’accord ?
— OK, je déchire puis poubelle.
— Promis ?
— Parole.
— Allez, rentrez vite chez vous. Vous venez de me donner un sacré boulot pour demain !
Quand les deux amis furent sortis de la gendarmerie, Gilles demanda :
— Tu vas vraiment les détruire ces fadettes ? J’aimerais bien voir à quoi ça ressemble.
— Chose promise, chose due. Mais rien ne m’empêche de les photocopier avant.
— Tu penses qu’on peut en tirer quelque chose ?
— Probablement, en appelant les numéros qui reviennent souvent, mais cela peut avoir l’inconvénient de court-circuiter l’enquête de Lemoine et il serait furieux. Je ne le ferai que s’il ne nous tient pas au courant. Et puis j’ai une autre hypothèse pour expliquer tout ça mais il faut auparavant que je fasse des recherches sur internet.