Trois mois après la mémorable bataille qui l’avait opposé à son rival Romuald sous l’œil des jumelles et d’Emily, et quelques semaines après sa prestation à la télévision londonienne, Valentin reçu un courriel sur sa tablette. Sa teneur était d’un laconisme peu engageant :
« Valentin, mon père veut te voir. »
Il provenait de emily.gilmore@sky.uk.
La brièveté du message lui provoqua un pincement au cœur. Pas un mot de sympathie ni même de politesse. Immédiatement il eut le sentiment que Peter Gilmore, le père d’Emily avait vu le reportage de la BBC sur les témoins de violences et avait demandé à sa fille de le contacter. Morose, il regardait son écran de tablette sans vraiment le voir.
Il allait le fermer en différant sa réponse quand son regard se déplaçant sur la droite de l’écran nota la présence d’un ascenseur qui n’avait pas lieu d’être étant donné la brièveté du texte. Il le cliqua et le glissa vers le bas pour faire défiler la page mais rien d’autre n’apparut. Se souvenant de l’astuce qu’il avait communiquée à son maintenant ex-amie, il changea la couleur de fond du texte en cliquant sur « Tout sélectionner » dans le menu « Édition » du logiciel et là une longue lettre apparut en blanc sur bleu. Une émotion longtemps refoulée le submergea. Il se leva, fit deux fois le tour de sa chambre en se forçant à respirer profondément pour calmer les battements de son cœur déjà trop meurtri.
« Valentin calme toi ; Valentin prend de la distance, ne réagit pas à chaud, prend le temps d’analyser les mots et les intentions ; tu n’es plus demandeur maintenant, la force est de ton côté maintenant. Tu vas lire ce message mais tu ne répondras pas tout de suite, laisse passer la nuit, non, plutôt vingt-quatre heures.»
Ainsi calmé, il revint s’asseoir devant son meuble secrétaire et lentement lut la missive.
Cher Valentin,
Je ne sais pas si j’ai encore le droit de dire « cher » après mon inadmissible comportement envers toi depuis la rentrée de janvier.
Dès mon déménagement et mon arrivée définitive en France, j’ai été abreuvée de mauvais conseils par des camarades de classe qui voulaient me mettre en garde, qui voulaient mon bien disaient-elles, qui voulaient m’ouvrir les yeux. J’ai ainsi appris d’elles que tu étais un prétentieux, un orgueilleux, un vantard, un méchant, un coureur de filles, un inconstant capricieux, un « teacher's pet », un « police informer » (je ne sais pas exactement traduire cela en français mais c’est ce que j’ai cru comprendre de leurs dires) et moi, bécasse comme elles m’ont qualifiée lorsque je protestais, je les ai crues. Je ne te dis pas leurs noms, je crois que tu vois parfaitement de qui je veux parler.
Je me suis affichée avec Romuald pour te punir du mal que tu aurais pu me faire si nous avions continué notre délicieuse (pour moi) relation. Ce Romuald m’amusait avec son originale idée de collectionner les étiquettes de Camenbert, il ne pensait qu’à rire et son mépris pour les élèves du premier rang me semblait être une force.
J’étais au courant de l’intention du groupe de t’attirer dans un piège pour te tabasser et je ne t’ai pas prévenu. Je m’en veux énormément et ma sincérité actuelle ne peut pas être une excuse. Quand tu as réussi à déjouer leurs plans, à donner une leçon à Romuald en le discréditant, je crois que j’en étais secrètement contente. Quand tu as tendu la main à Clément pour le sortir de l’eau, j’ai compris que, au contraire de ce qu’elles m’avaient dit, tu étais généreux.
Oui, je mérite en partie le qualificatif de coureuse que tu m’as jeté au visage mais sache qu’il ne s’est rien passé entre Romuald et moi. Il a voulu me prendre la main, j’ai esquivé, il a voulu m’embrasser, je l’ai repoussé, il a voulu me caresser, je l’ai giflé.
Si j’analyse bien ce qui s’est passé dans ma tête et dans mon cœur, en grande partie à mon insu, je voulais te rendre jaloux, peut-être pour tester mon pouvoir sur toi.
Maintenant que je t’ai perdu par ma faute, je sais que la jalousie ça fait mal. Quand je te vois dans ton groupe d’amis, je suis jalouse de votre bonheur d’être ensemble, je suis jalouse de ce que je ne sois plus prioritaire pour toi, que je ne sois plus rien en fait. Mais ceci, je l’ai mérité. Peut-être un jour pourras-tu me regarder autrement que comme la petite dinde qui n’a pas su comprendre qu’elle possédait un trésor.
Je garde précieusement au fond de moi la musique de notre première rencontre (et de notre première danse) bien que je sache (ne me demande pas comment) que toi tu l’as effacée de ton téléphone.
Il faut que je te dise que mes parents ont vu à la télévision (nous pouvons ici capter les chaînes anglaises par satellite) l’émission de la BBC dans laquelle, égal à toi même, tu t’es montré admirable d’intelligence et de modestie. Mon père, qui ignore tout des suites de notre relation après notre séjour au Grand Bornand, veut t’inviter à nouveau pour te remercier de ton action en Angleterre et te dire combien il est satisfait que tu sois mon ami. Je ne sais plus où me mettre, comment lui dire la vérité, lui dire que sa fille est vraiment une bécasse et qu’elle a perdu ton amitié pour ne pas dire plus.
Je sais qu’à la suite de ce message, la décision que tu prendras sera la bonne. Je t’accorde la confiance que je n’aurais jamais dû te retirer.
Je n’ose pas t’embrasser, je sais que je ne le mérite plus et que probablement tu ne le désires pas...
Emily
Quand Valentin eut fini la lecture, des larmes incontrôlées coulaient sur son visage. Longtemps il resta devant sa tablette, tête trop lourde appuyée dans ses mains, à regarder l’écran de sa vue brouillée. La bouffée d’émotion passée, Valentin s’obligea à nouveau à respirer calmement, profondément pour calmer son cœur emballé. Peu à peu la lucidité et un certain détachement lui revinrent. Il s’obligea à analyser la situation : « Pourquoi, outre l’excuse de l’invitation de son père, m’écrit-elle maintenant ? »
Il prit une feuille de papier, un crayon et au fur et, à mesure que les idées lui venaient, il écrivit :
1. parce que je me suis montré plus fort, plus intéressant que Romuald.
2. parce que je n’ai pas montré de jalousie et que son stratagème n’a pas fonctionné.
3. parce qu’elle a découvert la duplicité du groupe à Thénardier et s’est fâchée avec les jumelles.
4. parce qu’elle a vu l’émission de télé de la BBC ou je suis parait-il à mon avantage.
5. parce que, dans le film, elle a vu Romuald et les autres garçons faire les idiots et que ce n’est sûrement pas le style qu’elle préfère.
6. parce que quelqu’un lui a dit du bien de moi. Dans ce cas, quelle est cette personne ?
Qu’est-ce que je peux barrer dans cette liste ? Quelle est la vraie raison ? Et si c’était tout cela à la fois ? Et si finalement elle m’aimait toujours ? Mais moi, est-ce que je tiens à cette fille ?
C’est vrai qu’à ne penser qu’à elle, j’ai trop négligé mes amis... Je n’ai plus envie de me couper d’eux. Ce n’est pas le même sentiment mais c’est tellement plus paisible avec eux. Qu’est-ce que je fais ? Je vais donner suite bien sûr, mais dans un premier temps seulement à l’invitation de son père. Je fais comme si je n’avais pas découvert la teneur de la lettre cachée, je ne vais pas rédiger un nouveau courriel mais uniquement cliquer sur « Répondre », pour qu’elle se demande si j’ai gardé ou non son adresse et qu’elle ait un doute sur le fait que j’ai tout lu ou pas.
Non, non, je ne veux pas recommencer une histoire avec elle, c’est trop tôt, je suis trop jeune et elle aussi, cela ne nous mènera à rien.
Bon je rédige la réponse mais ne l’expédierai que demain soir, comme ça elle verra que je ne suis pas pressé de reprendre contact. Voyons, je vais garder le même style qu’elle...
« Emily, je suis d’accord pour rencontrer madame et monsieur Gilmore »