VALENTIN S'AFFIRME

34. POUR MARION

Les treize amis de Valentin se réunirent une fois de plus près de leur banc favori de la cour de récréation. Assis par petits groupes dans l'herbe encore verte de ce début de juin, tous attendaient les instructions de leur chef incontesté retenu chez le principal.
Depuis la table de ping-pong en ciment, à quelque distance du banc, le Thénardier, éliminé de la partie tournante organisée par ses potes, lança un :« Alors les boloss, on fait encore grève ? » que bien entendu tout le monde ignora. Tout le monde sauf Emily qui demanda à Amandine sa voisine :
— Que veut-il dire ? Je ne connais pas ce mot. C'est quoi un boloche ?
— Boloss. C'est le nom que donnent ceux qui se croient normaux à ceux qu'ils jugent anormaux.
— Je ne comprends pas bien.
— C'est un terme méprisant. Dans une classe, le boloss c'est celui avec qui on ne veut pas se montrer, celui qu'on refuse, celui qui s'habille mal, celui qui n'a pas les mêmes idées que les autres.
— Ah oui, je vois. Il me semble pourtant que maintenant ceux qui sont minoritaires, ce sont eux et non pas les amis de Valentin.
— Oui, et pourtant quand Valentin est arrivé il y a un an et demi, venant d'Australie, il ne connaissait absolument personne. C'est Gilles qui l'a immédiatement adopté et mis en confiance. Petit à petit, il a rendu service à tout le monde ici sans jamais rien demander en retour. C'est le gars le plus super que je connaisse. Tu vois bien pour Marion... Pourquoi tu pleures Emily ?
— Non, rien, la gentillesse m'a toujours fait pleurer. I'm silly, no ? (Je suis folle, non ?)
— Not at all. (Pas du tout.) Tiens, le voilà. Quelque chose de grave Valentin ?
— Oui et non. Le prince, comme tu dis, voulait me mettre au courant de sa décision dans l'affaire Jocrisse.
— Alors ? questionna Gilles, premier impliqué.
— Alors je suis blanc comme neige et Jocrisse a demandé sa mutation avec avis favorable du principal.
— Ça, c'est la bonne nouvelle, intervint Florian, et... la suite ?
— La suite concerne Marion. Comme le pensait son médecin à l'hôpital, le centre de la parole est atteint dans son cerveau. Nous verrons tout à l'heure ce que nous pouvons quand même faire pour elle. En attendant, où en sont les enquêtes auprès des garagistes ?
— Rien chez Citroën à Ville Semnoz, fit Florian approuvé par Amandine.
— Rien non plus chez Renault, enchaîna Olivier avec l'approbation de Margot.
— Nous avons du nouveau, dit Pauline. Avec Quentin, nous sommes allés chez Peugeot à la sortie du village. Ils ont été sympas. Quentin a bien discuté avec le carrossier. Il vient de leur arriver une 208 bleue avec l'aile avant droite enfoncée. Le gars qui conduisait serait rentré dans un arbre. De plus, nous avons remarqué deux éraflures brillantes dans la peinture de l'aile arrière gauche, exactement comme tu l'avais supposé Valentin. Quentin a aussi remarqué quelque chose de surprenant : la partie abîmée est propre tout autour alors que le reste de la carrosserie est sale, bizarre, non ?
— Cela confirme mes suppositions, dit Valentin après quelques secondes de réflexion. Le gars a voulu effacer toute trace du premier choc, peut-être du sang, et seulement après il s'est débrouillé pour percuter un arbre pour masquer les premiers dégâts.
— Donc tu avais raison, félicita Emily en regardant son ex-ami.
— Valentin a toujours raison, affirma Amandine, c'est pour ça que c'est le chef.
— Merci vous deux. Mais n'importe qui parmi vous aurait pu faire les mêmes déductions. D'ailleurs, en voici une autre : nous avons à faire à un sale type qui ne s'est pas simplement enfui parce qu'il a paniqué, non, il tient absolument à ne pas être démasqué, il efface les preuves. J'ajoute qu'il n'est sûrement pas bien malin car il aurait dû tout laver, mais même ainsi nous aurions fini par le retrouver.
— Comment tu vois la conclusion de cette affaire ? demanda Charly.
— Je vais envoyer un courriel à l'adjudant-chef Lemoine pour expliquer notre version de l'accident et dénoncer sans le nommer le conducteur de la voiture grâce à son numéro minéralogique. Je vais rédiger le texte pendant le cours d'anglais et vous enverrai une copie à tous.
— Tu as mon adresse mail ? demanda Emily, non sans intention.
— Nous avons été correspondants, je crois pouvoir la retrouver, répondit Valentin sans se laisser prendre. Le principal à qui j'ai demandé ce qui pourrait se passer si le chauffard était retrouvé m'a répondu que Marion, Léo et leurs parents seraient indemnisés par l'assurance de l'auteur de l'accident si celui-ci est retrouvé. Ils pourraient toucher une assez forte somme. Il a appelé ça le « precium doloris », le prix de la douleur ! Il m'a dit aussi que Marion a perdu l'usage de la parole à la suite du traumatisme crânien. Il y a une petite chance que cela revienne à condition que le caillot de sang dans son cerveau se résorbe rapidement et que son intelligence soit sans cesse sollicitée. Je propose que nous allions chaque jour à tour de rôle la voir à l'hôpital par groupe de deux et qu'on essaie d'activer sa mémoire, ses souvenirs, qu'on lui pose plein de questions, même si elle ne peut pas répondre. Pour ma part, j'ai demandé à mes grands-parents de me déposer à l'hôpital aujourd'hui après la classe. Nous avons une place dans la voiture, qui veut se joindre à moi ?
— Moi je veux bien, dit précipitamment Emily.
Valentin marqua quelques secondes de silence avant d’enchaîner.
— Je vous laisse vous organiser. Emily, nous passerons te prendre devant chez toi à dix-sept heures.

De retour en classe d'anglais, fort de sa maîtrise de la langue, Valentin rédigea très rapidement la version demandée par le professeur ce qui lui laissa le temps de rédiger la lettre à laquelle il pensait. Il sortit une autre feuille de copie et écrivit :
Monsieur Lemoine, mon adjudant-chef,
Avec mes amis de quatrième C, forts choqués par l'accident de notre camarade Marion Lacombe, nous avons réfléchi aux circonstances du drame et je vous livre nos conclusions.
D'abord le scenario :
Marion et son frère Léo marchaient en s'éloignant du village sur le côté droit de la petite route des prés. Ils se trouvaient à une dizaine de mètres après le virage qui se situe au niveau de la barrière du camp scout. Une voiture est arrivée à grande vitesse venant du village. Pour une auto allant dans cette direction, Marion et son frère étaient masqués par un buisson se trouvant à l'angle du pâturage à l'intérieur du virage, nous avons vérifié. Le conducteur les a aperçus au dernier moment, quand il se trouvait à environ vingt-cinq mètres d'eux au moment où il s'engageait dans le virage. Il a donné un violent coup de volant, la roue avant droite qui dans ce type de cas supporte alors tout de poids du véhicule a dérapé sur le gravier projetant des gravillons jusque dans le pâturage de droite. Le chauffard n'a pas pu corriger la trajectoire et a fauché Marion au niveau de sa hanche gauche, elle donnait la main à Léo qui s'est trouvé entraîné, est tombé sur son bras tendu et s'est fait une double fracture de l'avant-bras. Dans sa chute la tête de Marion a heurté violemment le sol. Le chauffard pour redresser la trajectoire de la voiture a donné un autre coup de volant, a dérapé alors en sens inverse et son auto a frotté les barbelés de la clôture opposée. Le chauffard s'est enfui.
Entre le point exact de l'accident et l'endroit précis ou un conducteur retrouve la visibilité de la route qui suit le virage, il y a comme je l'ai dit 25 mètres.
A une vitesse de 30 kilomètres à l'heure ce qui est beaucoup sur ce genre de route, il a 3 secondes pour réagir et freiner ce qui est à la limite possible nous semble-t-il. A 60 kilomètres à l’heure, ce temps est divisé par deux, donc 1 seconde et demie. A cette vitesse, il nous semble que l'accident est inévitable et nous n'osons pas envisager une vitesse encore supérieure sur une aussi petite route.
Nous affirmons que le chauffard a tenté de dissimuler les preuves de l'accident et de sa responsabilité en lavant son auto à l'endroit du premier choc puis ensuite en percutant volontairement un arbre.
Je vous enverrai dans un second message les photos qui donnent de la crédibilité à ce scenario. Je vous indique dès maintenant que, à la suite de nos enquêtes, nous savons que le véhicule fautif se trouve sur le parking extérieur du garage Peugeot en attente de réparation. C'est une 208 de couleur bleue immatriculée DE 545 FJ.
Mes amis et moi vous faisons confiance pour donner à cette affaire une suite favorable à Marion, son frère et ses parents.
Bien à vous,
Valentin Valmont.

Ayant mis un point final à sa missive, Valentin profita du brouhaha créé par le ramassage des copies de la version pour photographier recto et verso sa lettre et l'envoyer par MMS à l'adjudant-chef sur son téléphone privé avec copie à tous les amis camarades de Marion.