Il faisait un très beau temps d'automne ce samedi là. Gilles et Valentin avaient décidé de se retrouver vers dix heures sur la petite place de la mairie.
— Salut Gilles.
— Salut Val. Qu’est-ce que tu fais cet après-midi ?
— Je révise un peu puis j’irai sûrement en bus jusqu’au centre ville pour me familiariser avec l’environnement.
— Écoute, si ça te tente, je vais aller faire un tour dans les bois ramasser des champignons. C’est la fin de la saison. Si ça te dit, je t’emmène.
— C’est loin ?
— Neuf ou dix bornes par la piste cyclable, en VTT c’est rien !
— Je n’ai pas de vélo !
— Hein, pas de vélo ? T’es d’où toi !
— D’Australie.
— Excuse. Je voulais dire, c’est rare ceux qui n’ont pas de bécane par ici. Tu sais quand même en faire ?
— Je sais faire du vélo, de la trottinette, du skate, du roller, je sais conduire un tracteur, j’ai déjà conduit une voiture, une camionnette et piloté un petit avion Cessna 150, en doubles commandes bien sûr, mais je n’y connais rien en champignons !
— Ben pour ça au moins je serai plus fort que toi ! Si ça te dit, je te prête le vélo de mon frère.
— Il voudra bien ?
— Sûr, il préfère son scooter maintenant.
— Alors c’est d’accord. Où nous retrouvons-nous ?
— Deux heures chez moi, ça te va ?
— Oui si tu m’indiques où tu loges. Qu'est-ce que je dois prendre ?
— Un bon pull, les sous-bois sont frais en cette saison.
— Ouf... Sur la piste cyclable ça allait encore, mais la côte finale était rude ! souffla Gilles en posant pied à terre.
— Je vais te dire un moyen d’être moins fatigué, répondit Valentin en l'imitant : avant d’aborder une côte, tu respires à fond très vite pendant une minute, comme si tu étais essoufflé mais sans l’être.
— Et ça marche ?
— Tu vois bien sur moi.
— Je retiens le truc. Bon, on va attacher les vélos à ce petit arbre et continuer à pied.
— Tu es sûr de bien connaître le bois et les champignons ?
— Je suis souvent venu ici avec mon grand-père, quand il habitait en ville, il m’a appris à reconnaître une dizaine d’espèces comestibles, les meilleures bien sûr. Comme je te disais, c’est un peu la fin de saison et il ne reste plus guère que les chanterelles grises et les trompettes de mort.
— Brrr.
— Rassure-toi , pas de danger. Tiens, regarde là, tu ne vois rien ?
— Heu, non.
— Là, au pied de cette vieille souche…
— Ces petits trucs jaunâtres ?
— Oui, c’en est, des chanterelles grises, expliqua Gilles en ramassant un petit champignon. Examine bien celle-ci, chapeau en entonnoir vaguement jaune avec des lamelles épaisses dessous, jaunes aussi mais grises quand le champignon est adulte.
Gilles sortit son opinel.
— Qu’est-ce que tu fais avec ton couteau en bois ? demanda Valentin en rendant le petit champignon.
— Je coupe le pied pour éviter de prendre de la terre. Aide-moi à récolter. Tu vois, il ne faut pas chercher au hasard mais regarder le long des branches tombées et décomposées, au pied et même sur les souches. Des fois il faut soulever les feuilles mortes parce que le chapeau a un peu la même couleur. Cherchons chacun de notre côté, on ratissera mieux, d'accord ? Je t’ai pris une poche plastique pour mettre ta récolte.
— Si tu veux, mais ne t’éloigne pas trop, je ne connais pas ce bois.
— Tu as peur de te perdre ?
— Ce n’est pas la peur de m’égarer mais, même si j’aime bien le sport, je trouve idiot de devoir tourner pendant une heure pour rien dans un bois.
— Tu as ton téléphone portable ?
— Oui, je l’ai pris.
— Il a une boussole ?
— Oui.
— Si on se perd de vue et que je ne t’entende pas appeler, tu n’auras qu’à te diriger vers l’est et tu finiras par croiser la route. Tu la suivras en descendant et tu retrouveras les vélos. D’accord ?
— OK Gilles.
Valentin en sifflotant se mit à marcher de ci de là, tête penchée, se baissant de temps en temps pour examiner le sol de plus près, ramassant de temps en temps une série de petites chanterelles. Un rayon de soleil passant à travers les branches des arbres éclairait une petite barre rocheuse. Valentin contourna l’obstacle et se dirigea vers un talus boursouflé de quelques souches moussues.
« Ah, je crois bien qu’en voici quelques belles », se dit-il en s’accroupissant près d’une souche creuse. « Et il y en a aussi dans le creux », fit-il à mi-voix en plongeant la main pour saisir le long pied d’une petite chanterelle.
Une sensation étrange sur le dos de la main déclencha le réflexe de vivement la retirer. Il se pencha pour examiner plus avant la souche évidée et aperçu le brillant d’un bout de plastique transparent. Il plongea de nouveau la main et saisit l’objet qui se révéla être une poche pleine de petits papiers blancs pliés en sachets.
— Oh, ça ce n’est pas normal, se dit-il en réfléchissant intensément.
Un craquement de branche brisée l’inquiéta.
— C’est toi Gilles ? Ohé Gilles ?
Pas de réponse mais un autre craquement plus proche se fit entendre. Valentin remit vivement le sachet en place et se déplaça rapidement d’une dizaine de mètres vers une autre souche autour de laquelle il continua sa cueillette.
— Qu’est-ce que tu fais là toi ?
Un homme d’une trentaine d’année, barbe d’une semaine hérissant le cou et les joues, veste de camouflage, casquette de base-ball et pantalon de survêtement le regardait d’un air soupçonneux.
— Bonjour, je ramasse des champignons comme vous voyez.
— Montre ton sac tout de suite !
— Pas de problème, regardez ce sont des chanterelles grises.
— Cette partie de la forêt est privée ! Tu peux garder tes champignons mais tu dois t’en aller.
— Excusez-moi, mais je n’ai pas vu de clôture ni de panneau « privé ».
— T’as pas compris ? Tu t’arraches d’ici le mioche ! Et si je t'revois…
— Dites donc, je n’ai pas fait exprès de venir sur votre terrain ! Elle est où la limite de votre bois ?
— La limite c’est la route, allez, casse-toi ! Si on t’revoit par ici, tu l’regretteras.
— OK, OK je m’en vais…
— Attends, t’es tout seul ?
— Non mais je ne sais pas où est mon copain.
— Ouste ! Par là la sortie ! fit l’homme en tendant le bras vers le bas du talus.
Valentin regarda autour de lui puis se dirigea vers la barre rocheuse. Devenu temporairement invisible aux yeux de l’homme, il sortit son portable, activa l’application « Altimeter » puis appuya simultanément sur les boutons « allumage » et « accueil » en plaquant l’appareil contre son pull pour étouffer le déclic photographique. Il rangea ensuite son smartphone et reprit la descente. Un rapide coup d’œil en arrière lui permit de distinguer l’homme penché sur la souche du talus, confirmant ses soupçons. Quand il estima être hors de vue, il ressortit son appareil, activa la boussole et se dirigea plein Est. Dix minutes après il atteignit les vélos, Gilles était déjà là.
— Ben où t’étais ? J’ai crié mais tu ne m’as pas répondu.
— Où étais-je à ton avis ? répondit Valentin un peu sarcastique. Je t’ai aussi appelé, sans succès. Je pense que c’est normal avec la configuration des lieux : le son passe mal à cause du relief.
— Où est-ce que t’as appris à parler comme ça ?
— En Australie, avec mes parents, pourquoi, je fais des fautes ?
— Au contraire, tu parles comme un livre. T’en as trouvé ?
— Quelques unes, mais partons vite d’ici, il peut revenir.
— Mais qui ?
— Partons, je t’expliquerai plus tard. Conduis-moi à la gendarmerie.
— Hein ? Qu’est-ce que tu veux faire, vérifier les champis ? Si tu n’as pas confiance, il vaut mieux voir un pharmacien qu’un flic !
Valentin se mit à rire de bon cœur.
— Non, ce n’est pas du tout cela. Je suis tombé sur quelque chose de grave et d’important qui nous dépasse.
— Tu m’inquiètes là ! Pour la gendarmerie, il faut retourner au village.
— Alors en route !
De retour au village, les deux amis pédalèrent jusqu'à la petite gendarmerie de proximité. Sans hésiter, Valentin enfonça le bouton de l'interphone. Une voix au son parasité demanda :« C'est pourquoi ? »
— Bonjour, pourrais-je voir un officier s’il vous plaît, c’est possible ?
— Ça dépend. Pourquoi tu veux le voir ?
— Je crois que j’ai découvert un trafic de drogue.
— Entrez.
Quand ils furent à l'intérieur, un homme en uniforme, assis derrière un bureau encombré d'un vieil ordinateur, d’une imprimante et d'une série de dossiers empilés leva les yeux et articula un brin moqueur :
— Ainsi vous avez découvert un trafic ? Vous voulez dénoncer un dealer, c’est ça ?
— Pas vraiment. Il faut que je voie le chef de la gendarmerie.
— Tu peux me parler, c'est moi qui prend les plaintes et les dépositions.
— Non, je veux voir l’officier responsable sinon nous nous en allons.
— Bon, soupira le gendarme, attendez là, je vais voir l’adjudant.
— T’es sûr de ce que tu fais ? chuchota Gilles.
— Absolument, je ne vois pas d’autre solution.
— Tu peux m’expliquer enfin ?
La porte du bureau s’ouvrit, dispensant Valentin de répondre.
— Entrez dans mon bureau tous les deux, qu’est-ce qui vous arrive ? Asseyez-vous !
— Bonjour monsieur le... Je m’appelle Valentin. Je vous explique : nous étions dans la forêt, Gilles et moi, à la recherche de… de quoi déjà ?
— De chanterelles grises, intervint Gilles. C’est un excellent champignon de fin de saison et…
— Je connais, coupa l’adjudant, alors ?
— Mon copain c’est le spécialiste des champignons ! Il m’a dit que ça pousse autour et même dans les vieilles souches, alors, en cherchant dans le creux d’un bout de tronc tout moussu, j’ai découvert un sac en plastique plein de petits sachets blancs.
— Tu l’as avec toi ce sac ?
— Oh non, car j’ai entendu quelqu’un venir. J’ai vite remis le sac à sa place et j’ai fait semblant de chercher ailleurs, un peu plus loin.
— Ce quelqu’un, tu l’as vu ? C’était qui ?
— Je l’ai vu mais je ne le connais pas, je suis nouveau dans la région.
— Tu peux me le décrire ?
— Grand, veste camouflée, pantalon de survêtement vert, des baskets avec des lacets orange, une casquette de base-ball verte, une barbe courte comme c’est la mode, très brun. Il parlait mal avec des mots que je ne connais pas. Il a voulu voir mon sac de champignons. Je le lui ai montré.
— Tu n’as pas eu peur ?
— J’étais mort de trouille mais je me suis contrôlé. Mon père dit toujours que la réflexion tue la peur.
— Ce n’est pas faux. Ensuite ?
— Il m’a dit que cette forêt était privée et que je n’avais pas le droit d’être là, donc je suis parti.
— Est-ce que tu saurais retrouver l’endroit ?
— Je n’ai vraiment pas envie d’y retourner, mais je peux faire mieux que cela.
Valentin sortit son portable, lança l’application « Photos », sélectionna la dernière prise et orienta l’appareil vers l’adjudant.
— Tenez, j’ai photographié l’écran de capture GPS. Vous avez là l’altitude et les coordonnées de l’endroit, à cinquante mètres près car j’ai dû attendre d’être dissimulé pour ouvrir mon application et faire le relevé. Je peux préciser tout cela en vous dessinant le lieu exact de la cachette.
— Oui. Ce serait bien. Tiens, voici du papier et un crayon.
Tout en dessinant, Valentin expliqua :
— Là c’est une barre rocheuse derrière laquelle j’ai fait le relevé GPS. Je mets une croix. Une cinquantaine de mètres plus haut et un peu sur le côté, il y a une sorte de talus comme ça avec plusieurs souches, je mets des ronds pour les souches. Le sac plastique se trouve dans celle-ci. La route forestière se trouve vers l’Est, dans cette direction sur mon dessin.
— Eh bien !… Tu as quel âge mon garçon ?
— Nous avons l’un et l’autre douze ans. Pourquoi ?
— Si tout ceci est exact, vous venez de faire sérieusement avancer une enquête qui piétine depuis plus de trois mois.
— Il s’agit bien d’une bande de trafiquants n’est-ce pas ?
— Pourquoi dis-tu une bande alors que tu n’en a vu qu’un ?
— Pour me dissuader de revenir, il m’a dit textuellement « si ON te revoit par ici, tu le regretteras. » J’en ai déduit qu’il ne devait pas opérer tout seul.
— Superbement raisonné. C’est bien une bande. Grâce à ta description précise du bonhomme, je peux identifier le réseau auquel il appartient. On connaît le lascar. Il s’agit en effet d’un trafiquant de drogue mais qui fait partie d’un groupe organisé. Des malfaisants, des gens dangereux. Nous les avons contrôlés plusieurs fois mais ils n’avaient jamais rien sur eux et nous n’avons jamais pu les coincer. Je comprends mieux leur technique maintenant. Ils donnent rendez-vous à leur client à un endroit précis de la route, font rapidement leur transaction et repartent en laissant le stock sur place. Il n’y avait pas une chance sur un million pour que le pot-aux-roses soit découvert et vous êtes tombés dessus. Grâce à vous et à votre présence d’esprit, l’affaire est tout prêt d’être résolue. Félicitations à tous les deux.
Je vais vous demander, dans votre intérêt, de ne parler de tout cela à personne, même pas à vos familles. Laissez vos noms, adresses et numéros de portables à l’accueil, vous serez discrètement tenus au courant de la conclusion de l’affaire. Et n'hésitez pas à nous appeler en cas de problème.
— Merci. Vous aimez les champignons monsieur… l’adjudant ?
— Oui, j’aime bien, pourquoi ?
— Tenez, c’est pour vous, fit Gilles en tendant la poche en plastique remplie de chanterelles grises.