De retour d'Australie, pourtant confortablement installé sur son siège près d'un hublot de l'Airbus A 380 survolant l'océan indien, Valentin s'ennuyait. Dix sept mille kilomètres, plus de vingt heures de voyage ! C'était vraiment très long.
Il fouilla dans le sac à dos de voyage posé à ses pieds, en sortit la boite à secret japonaise, cadeau de ses amis. Ses doigts habitués manipulèrent les pièces rapidement, sans intervention de sa volonté. Aucun tâtonnement, aucune erreur, douze mouvements et la boite s'ouvrit révélant une feuille de copie simple pliée en huit. Il déplia une fois de plus le papier qui ne contenait qu'une seule phrase : Valentin, tu es notre ami pour la vie. Le reste de la feuille était occupé par huit signatures : Mathilde Marchand, Pauline Fresnoy, Lucie Roche, Eva Lacourt, Gilles Arroux, Florian Marlin, Olivier Chanat et Pascal Boulot, signatures accompagnées de cœurs et d’émoticônes maladroitement dessinés. Une fois de plus une agréable sensation envahit sa poitrine et ses yeux bleus pailletés de jaune s'embuèrent d'émotion. Oui, ces filles et ces garçons composaient bien le premier cercle de ses amis et il était prêt à tout pour les aider, les épauler, les secourir au besoin.
Fermant les yeux, il se revit dans sa classe de cinquième C. Les visages de tous ses camarades défilèrent sur l'écran de ses souvenirs, amicaux, hostiles ou neutres. Pourquoi certains l'avaient-il pris en grippe dès son arrivée ? Que Tony Thénard dit Thénardier ne l'aime pas, il comprenait bien pourquoi. Il avait su résister à ses brimades, l'avait contré dans ses démonstrations de force, l'avait confondu dans ses tentatives de vol. Clément Barilla dit Clébar ne valait pas mieux, admiratif de la force brutale de son copain, il n'en était que la pâle doublure, c'était un ennemi par procuration. Morgane Joly elle, lui en voulait d'avoir soustrait son esclave Eva à sa domination et de l'avoir trop justement fait punir par ses professeurs, sans compter l'humiliation de s'être retrouvée sur les fesses lors de l'homérique bagarre contre Tony. Ces trois là seraient toujours contre lui, ne lui pardonneraient jamais sa supériorité.
Le cas d'Océane Daucy était plus complexe. Valentin revit la tentative de séduction de la jolie jeune fille, tentative à laquelle il avait failli succomber. C'est par dépit qu'elle avait ensuite rejoint le clan de Tony mais il sentait que ce n'était pas définitif. S'il réussissait à la remettre de son côté, Marine sa sœur jumelle suivrait. Le cas d'Amandine Fontaine, la dernière composante du clan adverse, l'intriguait. Pourquoi s'était-elle rangée dans le camp de Tony ? Elle ne lui avait jamais adressé la parole auparavant et de son côté, il n'avait jamais eu l'occasion de le faire, alors pourquoi ? Dépit de n'avoir jamais eu droit à un regard intéressé, antipathie instinctive non raisonnée, attirance pour un de ses ennemis ? Valentin se promit de découvrir le pourquoi de tout cela.
Et puis il y avait tous les autres, en gros la moitié de la classe qui n'était ni avec, ni contre lui. Des groupes déjà constitués avant son arrivée, ceux qui se contentaient d'un bref « salut ! » quand il les croisait. Valentin se promit de ne pas les négliger.
— Would you like to have a drink? (Désirez-vous boire quelque chose ?)
Valentin, brusquement sorti de son rêve, sursauta. L’hôtesse attendait sa réponse, sourire commercial figé sur ses lèvres.
— Yes, please ! I'd like to have a little bottle of water. (Oh oui, j'aimerais avoir une petite bouteille d'eau s'il vous plaît.)
Il regarda le plan de vol affiché sur l'écran au dos du siège devant lui. Dans une heure l'avion ferait son escale technique à Dubaï. Valentin profita du retour de l'hôtesse pour lui demander :
— Excuse me, Miss, will I be allowed to get off the plane in Dubai? (Mademoiselle, s'il vous plaît, pourrais-je sortir de l'avion à Dubaï ?)
— I'm afraid you won't, unless you're accompanied by an adult. (Non, je suis désolée, vous ne le pouvez pas sans être accompagné d'un adulte autorisé)
— How long does the stopover last? (Combien de temps dure l'escale?)
— About two hours. (À peu près deux heures.)
Valentin s'agita sur son siège et soupira : une heure de vol avant l'escale, plus deux heures d'attente à Dubaï, plus encore sept heures de vol. Il sentait des fourmis grimper le long de ses jambes.
Il avait épuisé le charme des cadeaux passe-temps de ses amis : il pouvait faire les yeux fermés puzzles et casse-têtes, il avait déchiffré toutes les énigmes de son premier livre, lu et relu son roman policier jeunesse, regardé un film en vidéo à la demande sur l'écran correspondant à sa place.
Valentin relia ses écouteurs à son smartphone, lança l'application Musique, ferma les yeux et se laissa bercer par les chansons « vieille France » offertes par ses amis.
La secousse et le fort crissement des pneus à l’atterrissage le tirèrent de sa torpeur. L'hôtesse, micro en main annonça :
« Ladies and gentlemen ! Your attention please ! The stopover at Dubai airport will last about two hours. Passengers who wish can go to the International duty-free area. Thank you ! » (Mesdames messieurs, l'escale à l'aéroport de Dubaï durera un peu moins de deux heures. Les voyageurs qui le désirent peuvent se rendre à l'espace international de commerce sans taxe. Merci.)
Interdit d'escale par le règlement applicable aux mineurs, Valentin regarda le pont inférieur de l'avion se vider de ses passagers. Il se leva et promena ses yeux vers l'arrière de l'appareil. Seuls restaient à ce niveau un couple avec enfant, tous trois assoupis, un homme fort occupé à tapoter le clavier de son ordinateur portable et, près d'un hublot, un autre homme en costume traditionnel des Émirats qui semblait intéressé par les mouvements des techniciens autour de l'appareil.
Au bout d'une heure de patience musicale, Valentin ressentit le besoin de se rendre aux toilettes, beaucoup plus accessibles en l'absence du gros des passagers. Il entra dans la cabine modulable pour handicapés, observa avec curiosité l'ingéniosité de l'installation spécifique avec ses rangements, ses barres d'appui, ses miroirs et décida d'en faire une photo avec son smartphone.
Revenu à sa place, il réinstalla ses écouteurs et relança sa musique des années cinquante. La première chanson que diffusa son appareil fut Étrangère au Paradis interprétée par Gloria Lasso. Valentin sourit en évoquant sa professeure d'éducation musicale surnommée la Lorelei qui, lors de son exposé sur les chansons anciennes, avait repris cette mélodie de sa superbe voix de soprano. « Excellent souvenir » se réjouit-il.
Il regarda l'écran de son engin pour lire le titre de la chanson suivante Les quais de la Seine par Lucienne Delyle, et du même coup vérifia le niveau de la batterie. Il est temps de la recharger constata-t-il en observant le symbole en forme de pile se colorer en rouge. Il se leva pour fouiller dans son sac à la recherche de son cordon lightning. C'est à ce moment qu'il entendit la porte des toilettes se refermer. Un rapide coup d’œil vers l'arrière lui montra que seul manquait l'homme au costume traditionnel arabe. Pourquoi cette personne avait-elle attendu ce moment pour s'y rendre ? se demanda-t-il, sans toutefois y accorder vraiment de l'importance.
Il venait de se réinstaller, écouteurs aux oreilles, yeux mi-clos quand il entrevit ce même homme quitter le pont inférieur et emprunter la passerelle de sortie. Le couple avec enfant ainsi que l'homme à l'ordinateur n'avaient pas bougé. Intrigué par le comportement inhabituel de ce voyageur, Valentin déposa à nouveau ses écouteurs, débrancha et empocha son smartphone et retourna aux toilettes. Au passage, il doubla l'hôtesse en lui adressant un sourire. Il referma la porte de la cabine, s’assit sur l'abattant baissé et examina le local. Quelque chose l'intriguait mais il ne savait pas quoi. Il prit une nouvelle photo en gardant le même cadrage que lors de sa précédente venue.
Soudain, il sursauta. Il venait de comprendre ce qui différait : le rouleau de papier hygiénique avait augmenté de volume ! Quand on va aux toilettes, la logique veut qu'on utilise du papier et non qu'on en remette et donc le rouleau aurait dû diminuer ! À aucun moment l’hôtesse n'était allée vers les cabines donc ce n'était pas elle qui avait renouvelé le rouleau. Valentin tira sur l'extrémité du papier qui résista anormalement. Il sortit alors le dérouleur de son logement et constata avec étonnement qu'à l'intérieur de l'évidement se trouvait scotché un petit sachet de toile écrue. Il activa le flash de son smartphone et prit une photo en gros plan de l'intérieur du rouleau avec son sachet. Puis Valentin sortit le petit sac et palpa la toile. À l'intérieur, il sentit quelques billes grossières d'un centimètre de diamètre environ rouler sous ses doigts. Sans se poser trop de questions, il décolla le sachet de billes qui gênait le bon fonctionnement du système, ne sachant où le poser, il le fourra machinalement dans sa poche de pantalon avant de remettre le rouleau en place. Ceci fait, il sortit de la cabine et retourna vers son siège au moment où les voyageurs un à un regagnaient leurs places pour la dernière partie du voyage.
Valentin se félicita d'être assis près d'un hublot. La limpidité du ciel allait lui permettre de suivre au sol l'itinéraire du vol et pourquoi pas, apprendre un peu de géographie.
La redoutable poussée des quatre réacteurs le colla à son siège pendant l'accélération du décollage. Les gratte-ciel de l'émirat s'amenuisèrent tandis que le superbe avion prenait de l'altitude et se dirigeait vers le nord du golfe persique en longeant les côtes iraniennes. Le sourd grondement des moteurs, la mélodie de la musique distillée par ses écouteurs s'ajoutant à la monotonie du voyage, Valentin s'endormit.
Une brutale secousse le tira de son sommeil tandis que l'hôtesse annonçait au micro : « Ladies and gentlemen, we're now flying over mountains and thus going through an area of turbulence. Please, get back to your seats and fasten your seat belts. Thank you ! » (Mesdames messieurs, nous survolons une région de montagnes aussi nous traversons une zone de turbulences. Veuillez regagner vos sièges et attacher vos ceintures. Merci.)
Valentin saisit la bouteille d'eau minérale posée sur la tablette devant lui et la termina en buvant au goulot puis profita de l'agitation temporaire des voyageurs regagnant leurs places pour jeter un coup d’œil vers l'arrière du pont inférieur. L'homme au costume traditionnel des Émirats n'était plus là, remplacé par une dame dont le foulard cachait mal les cheveux blonds.
Étrange tout de même que cet homme ait attendu presque toute la durée de l'escale, confiné dans cet avion, pour ne plus y revenir. Est-ce lui qui avait caché ce sac de billes et pourquoi faire cela ? Sans réponse à son interrogation, Valentin décida d'évacuer le problème et reprit l'observation du paysage. L'avion survolait les dernières montagnes de Turquie encore partiellement enneigées. La mer de Marmara apparut annonçant l'entrée dans le continent européen. À une vitesse de croisière de près de mille à l'heure, il lui restait un peu plus de deux heures à patienter.
Quelque temps avant l'atterrissage, Valentin eut à nouveau besoin de se rendre aux toilettes. Désireux de reprendre la même cabine, il dut attendre la sortie d'un occupant avant de pouvoir pénétrer. Une fois à l'intérieur, il eut la curiosité de ressortir le rouleau de papier qui l'avait tant intrigué précédemment mais cette fois rien n'attira son attention. Le rouleau, bien diminué, était on ne peut plus normal. Un peu frustré, Valentin, suivi des yeux par l'hôtesse, retourna à son siège pour la fin du vol.
— Vous voyagez seul jeune homme ? s'enquit le douanier en dévisageant Valentin.
— Oui monsieur.
— Présentez-moi votre titre de transport s'il vous plaît.
— Je suis mineur non-accompagné, je viens d'avoir treize ans. Voici mon billet.
— Qu'avez-vous comme bagage?
— Mon sac à dos et une valise en soute.
— Veuillez vider votre sac à dos sur le comptoir.
— Oui, bien sûr. Vous cherchez quelque chose de particulier ?
— Videz votre sac complètement.
Le douanier examina un à un les objets que Valentin sortit : un pull-over dans un sac en plastique, une pomme, deux barres de pâte de fruits bio, les écouteurs de son smartphone, son portefeuille en toile, les deux livres et les jeux de patience offerts par ses amis, sa casquette américaine et un dépliant de Qantas Airways.
Le douanier saisit la boite à secret japonaise et questionna d'un air suspicieux :
— Qu'est-ce que c'est ?
— Une boite puzzle.
— Ouvrez-là!
— Vous ne voulez pas essayer vous-même ? répliqua Valentin avec un petit sourire amusé.
— Je vous ai demandé de l'ouvrir, répliqua durement l'employé des douanes.
L'adolescent exaspéré par l'attitude agressive de l'employé de l'autorité répliqua :
— Je suis mineur et vous ne pouvez m'obliger à rien en dehors de la présence de mon responsable légal.
Valentin marqua un temps d'arrêt en regardant le douanier bien en face puis continua :
— Cependant, pour vous montrer que je suis clean, je vais vous l'ouvrir, regardez bien.
Les doigts agiles de l'adolescent s'activèrent à grande vitesse sur les pièces à glissières de la boite qu'il présenta ouverte en moins de dix secondes.
— Voilà ! À l'intérieur, c'est mon courrier privé, mais je vous autorise à le lire, dit Valentin en présentant le feuillet ouvert au douanier.
Ce dernier jeta un coup d’œil au cher souvenir de Valentin, se gratta la tête, se retourna et fit un bref geste de dénégation.
— Vous pouvez tout ranger. Quelqu'un va vous accompagner en salle d'attente des mineurs voyageant seuls.
— Vous cherchez quelque chose de particulier ? questionna Valentin en replaçant une à une les affaires dans son sac à dos.
— Il arrive que certaines personnes se servent de l'innocence de jeunes comme vous pour faire passer des marchandises prohibées.
— Elles ne doivent pas être très importantes en volume pour tenir dans une boite à secret, se moqua Valentin.
Le douanier regarda bizarrement l'adolescent avant d'ordonner :
— Suivez cette personne qui va vous aider à récupérer votre valise et vous conduire où il faut.
Quand Valentin, accompagnée d'une hôtesse d'accueil, ouvrit la porte de la salle d'attente des mineurs, un homme se leva prestement.
— Grand-père Jean-Claude !
— Valentin, que je suis heureux de te revoir. Cela fait une demi-heure que ton avion s'est posé. C'était bien long, que s'est-il passé ?
— Un peu trop de zèle de la part d'un douanier qui m'a pris pour un malfrat, dit Valentin en riant. J'ai hâte d'être à la maison et de faire la bise à grand-mère Isabelle.
— Alors, allons-y !