« Écoutez-moi, rapprochez-vous, écoutez, même toi Romuald, dit monsieur Doucet. Voici le programme de la journée : dès neuf heures nous partons en excursion au col de l'ours. Vous allez vous mettre en tenue : chaussures de marche, survêtement, casquette ou chapeau, lunettes de soleil. Dans votre sac à dos un pull-over, un tee-shirt de rechange, votre poncho, une bouteille d'eau, un fruit et le casse-croûte que nous allons vous donner. Vous pouvez emporter en plus tout ce que vous désirez comme un appareil photo ou des jumelles dans votre sac, mais rappelez-vous que c'est vous qui le portez. »
— Dans le sac les jumelles ! s'amusa Olivier.
Océane leva les yeux au ciel pendant que Marine haussait les épaules.
— Hein Morgane, on porte son sac ! rappela Bouboule.
— Oh toi ça va ! Occupe-toi de tes... pieds.
Le prof de gym fit un geste calmant de ses deux mains pour stopper la dispute qui s’amorçait et continua son petit discours :
— Retour dans l'après-midi, ensuite réunion de commentaires sur la journée suivie par un quartier libre jusqu'au repas puis feu de camp. Des questions ?
Romuald leva la main.
— M'sieur, à quelle altitude le col de l'ours ?
— De mémoire, il est à 1732 mètres, ici nous sommes à mille mètres à peu près.
— C'est dur ? demanda Morgane un peu inquiète.
— Ah la grosse, elle trouille !
— Évite tes remarques désobligeantes et déplacées, Pascal. Non, Morgane, ce n'est pas ce qu'on appelle dur. Il faut tout de même un peu d'endurance, de la volonté et de la régularité. Chacun de tes pas doit être un pas utile donc il faut éviter de vagabonder.
— J'sais pas si je vais y arriver !
— Un savoyard qui n'a jamais grimpé de montagne, ça n'existe pas. Et puis tu verras, on ne regrette jamais un effort, même très dur.
— Moi j'suis pas savoyarde, j'suis née en région parisienne !
— Parisien tête de chien ! Parigot tête de veau ! chantonna Bouboule qui décidément ne pardonnait rien à Morgane de ce qu'elle avait fait à Eva.
— Savoyard tête de lard ! non mais, tête de hibou !
Le professeur préféra ne plus s'immiscer dans le différend, il continua comme si de rien n'était :
— Je conseille aussi aux bavards de garder leur souffle pour l'effort. N'oubliez pas de boire beaucoup d'eau en chemin. Nous ferons une pause de cinq minutes toutes les demi-heures.
— Nous allons mettre combien de temps ? s'inquiéta Marion.
— Un bon marcheur ou une bonne marcheuse se dénivelle d'environ 350 mètres à l'heure, donc si le groupe va bien, nous aurons deux heures de montée. Je compte plutôt deux heures et demie plus les pauses. Ce n'est pas techniquement difficile, il n'y a pas d'escalade, tout se fait par des chemins. Départ dans quinze minutes. Disparaissez sous vos tentes et préparez-vous.
Sur le chemin du Gros Fayard, la petite troupe ahanait, soupirait, soufflait. Le sentier montait très raide face au soleil entre deux haies sauvages. Madame Chevallier, en queue de colonne, encourageait les moins vaillants. Au bout de la première demi-heure, quand monsieur Doucet décréta la pause, les élèves s'écroulèrent littéralement sur l'herbe haute d'une petite pelouse alpine.
— Il n'est pas conseillé de s’asseoir lors d'une pause, vous cassez votre effort, vous vous coupez les jambes et le redémarrage sera d'autant plus dur. Je vous conseille de rester debout et de boire à petite gorgées. Il faut boire peu mais souvent.
— J'n'y arriverai jamais m'sieur, je suis morte.
— Allons Morgane, un bon moral c'est la moitié de la réussite. Marche à côté de madame Chevallier, elle te donnera de bons conseils.
— J'ai également très mal aux jambes, déclara Océane approuvée par sa sœur et deux autres filles.
— Je peux vous aider ? proposa Florian.
— Tu veux nous porter ? soupira Océane.
— Juste vous donner un conseil : en marchant, chantez dans votre tête, vous oublierez vos jambes.
— Tu le fais, toi ?
— Bien sûr :
« Marchons ensemble,
Dans le soleil levant,
Chantons ensemble,
Dans le grand vent »
chanta Florian à tue-tête en piétinant sur place. Vous voyez que ça marche !
— C'est malin !
Le redémarrage fut douloureux, la déclivité toujours très forte éprouvait les jeunes organismes peu habitués à ce genre d'effort. Au bout d'un quart d'heure cependant, la pente s'adoucit et le chemin pénétra dans un riant vallon aux douces ondulations, magnifié par la sévérité des montagnes alentour.
— Deuxième pose ! décréta monsieur Doucet. N'oubliez pas de boire !
— Monsieur ?
— Oui Valentin ?
— Hier vous m'avez promis de me dire les noms des montagnes.
— D'accord. Alors regarde, derrière nous, dans l'axe du chemin, cette énorme masse rocheuse, c'est le Pécloz, 2197 mètres, à droite de la montée la pointe de Chaurionde, 2173 mètres de haut et à ta gauche, le point culminant du massif, la pointe d'Arcalod, 2217 mètres.
— Vous les avez escaladées ?
— Oui. En fait j'ai fait l'ascension de tous les plus de deux mille du massif, il y en a une vingtaine.
— L'Arcalod, c'est difficile ?
— Difficile, non, vertigineux quelquefois, dangereux toujours pour ceux qui ne prennent pas les précautions indispensables. La montagne peut tuer, il ne faut jamais l'oublier. Bon, fin de la pose ! cria-t-il, allez, du courage, c'est plus facile maintenant, il n'y a plus de grosses pentes et le vallon est magnifique. Prochain arrêt aux chalets que vous apercevez tout là-haut. N'allez pas embêter les vaches dans l'alpage, elles peuvent très bien ne pas se laisser faire.
— C'est vrai ça Morgane ? ironisa Bouboule qui décidément ne lâchait rien.
— Toi le binoclard, un des ces jours tu vas t'en ramasser une !
— Arrête Pascal, dit gentiment Eva, il vaut mieux l'ignorer. Maintenant elle me laisse en paix.
— Monsieur je n'ai plus d'eau à boire, se plaignit Marion.
— Tu pourras faire le plein aux chalets avant le col.
— Ah ! Le col est encore plus loin que les chalets ?
— Une vingtaine de minutes de marche au delà, pas plus. Stop ! dit soudain le prof de gym. Silence. Regardez sur la montagne à droite en montant, à gauche du grand éboulis, à peu près au milieu, à la limite de la neige, vous ne remarquez rien ?
— Si, des points qui se déplacent, dit Alexis.
— Sortez vos jumelles, ceux qui en ont.
— Marine et Océane, dehors ! insista Olivier.
— Tu deviens lourd à sortir toujours la même feinte, cingla Océane.
— M'sieur, je les vois, ce sont des chèvres !
— Non Lucas, ce sont des chamois, une harde de chamois de la réserve naturelle. Prêtez-vous vos jumelles pour que tout le monde les voit.
— Alors Olivier ? nargua Océane, ça vient ta feinte débile favorite.
— J'ai oublié les jumelles de marine, Océane.
— Bon, c'est un peu mieux. Continue à t’entraîner.
— En route maintenant, ordonna monsieur Doucet.
La pente plus douce, la terre souple du chemin, les fleurs parsemant l'alpage... moral revenu, la petite troupe avançait plus joyeusement.
— Voilà, nous sommes au col de l'ours. On dit que c'est ici que le dernier ours des Alpes a été capturé d'où le nom du col. Admirez la vue de l'autre côté. Valentin, en face de toi tu as...
— La Tournette, monsieur, je la reconnais, bien que nous ne la voyons pas sous le même angle qu'au village.
— Exact.
Monsieur Doucet s'adressa à toute la classe :
— Une demi heure de pause repas. Vous ne laissez aucun détritus sur place, tout doit être redescendu, compris ? Et mettez vos pull-overs, il y a toujours du vent dans un col. Pour ceux qui mangent plus vite, ce que je ne conseille pas, vous pourrez aller admirer crocus et soldanelles à la limite de la neige et plus bas quelques anémones coquelourdes. Dans ces rochers là-bas, il y a aussi des primevères oreille d'ours.
— Monsieur, vous êtes prof de gym ou prof de SVT ? demanda Lucie.
— Un prof de sciences peut être sportif et un prof de gym peut s'intéresser aux fleurs, tu ne crois pas ?
— Lucie, tu viens avec moi voir les oreilles d'ours ? proposa Gilles.
— Oh oui, je veux bien.
— Fais attention où tu mets les pieds Lucie, tu n'es pas très bien chaussée.
— Oui monsieur.
— On vient avec vous ? demanda Bouboule en désignant Eva.
— Oui, si vous voulez, répondit Gilles.
— Je peux venir aussi ? sollicita Olivier.
— Non, laisse, dit gentiment Valentin en touchant le bras de son ami. Ils ont peut-être envie d'être seuls. Allons voir le champ d'anémones, j'ai envie de faire des photos de fleurs.
— Au secours, secours, secours ! cria une voix répercutée par la montagne. Venez nous aider, aider, aider !
— C'est la voix de Gilles ! s'écria Valentin. Allons-y vite. Qu'est-ce qui se passe Gilles ? hurla-t-il.
— C'est Lucie, Lucie, Lucie. Elle est tombée, tombée, tombée !
Aussi vite que leur permettait la configuration du terrain, Valentin, Olivier, Florian et monsieur Doucet convergèrent vers le lieu de l'appel, suivis à distance par Mathilde et Pauline puis par la majorité de la classe.
— Écartez-vous, laissez-moi voir, ordonna le professeur de sports. Lucie, tu m'entends ?
Un très faible « oui » lui répondit.
— Tu sais qui je suis ?
— Monsieur Doucet.
— Où as-tu mal ?
— Mon pied, ma tête.
— M'sieur, son pied a glissé sur une dalle, et j'ai vu sa cheville droite se tordre. Elle est tombée, sa tête a cogné le rocher. Elle a « débaroulé » sur l'herbe, comme elle est là, expliqua Gilles. Son oreille saigne un peu, c'est grave ?
— Lucie, essaie de bouger ton pied droit, tu peux ? demanda le professeur.
Le pied de Lucie resta immobile, une grimace crispa son visage.
— J'ai mal !
— Essaie de bouger ton pied gauche maintenant.
Le genou de Lucie se souleva et son pied oscilla de droite à gauche. Le visage de monsieur Doucet se détendit. Il examina attentivement le conduit auditif de l'oreille de la jeune fille puis le pavillon, seul maculé de sang. Un « ouf » de soulagement se forma sur les lèvres du professeur.
— Ce ne sera pas très grave, Lucie, rassure-toi. Examinons ce pied maintenant, dit-il.
Il dénoua précautionneusement les lacets du basket droit de Lucie en maugréant : « je n'aurais pas dû la laisser monter aussi mal chaussée... » Il écarta au maximum les côtés de la chaussure de sport et doucement fit sortir le talon, puis il ôta lentement la chaussette. La cheville de Lucie apparut fortement enflée et déjà bleuissant sur l'extérieur.
— J'ai mal au cœur, j'ai envie de vomir, dit Lucie en tremblant.
Le visage de monsieur Doucet se rembrunit. Cela n'échappa pas à Valentin qui demanda :
— C'est signe de quoi, monsieur ?
— Une entorse, c'est sûr, peut-être aussi une petite fracture de la malléole.
— Et son oreille ?
— Une simple écorchure.
— Comment va-t-elle faire pour redescendre ? s'inquiéta son ami Gilles.
— Il est hors de question que Lucie puisse marcher. Je voudrais quelqu'un de costaud pour aller chercher mon sac à dos au point de pique-nique.
— J'y vais m'sieur, se dévoua Florian.
— Qu'est-ce qu'on va faire ? insista Gilles, anxieux.
— Je vais lui poser une gouttière gonflable pour immobiliser son pied qui ne doit plus bouger s'il y a une petite fracture et lui administrer une dose d'arnica.
— Vous allez lui faire une piqûre ? s'inquiéta Eva.
— Non, c'est juste quelques granulés à laisser fondre dans la bouche.
— Ça guérit les fractures ? s'étonna Bouboule.
— Non, c'est juste pour éviter les bleus conséquences du choc. Merci Florian.
Monsieur Doucet fouilla dans son sac, sortit une poche transparente contenant un matériel en souple plastique orange.
— C'est une gouttière d'immobilisation, dit-il à l'assemblée curieuse.
Il déballa puis glissa délicatement le plastique de la gouttière sous la jambe de Lucie, l'ajusta au niveau du talon, emboucha la valve transparente et souffla longuement.
— Doucement, monsieur, ça me serre !
— Il faut maintenir ton pied, Lucie. Maintenant je vais te porter jusqu'au col, puis nous irons demander aux alpagistes de monter avec leur Jeep. Sinon, il faudra appeler le 4x4 du secours en montagne ou l'hélicoptère... si le téléphone passe !
— Oui monsieur, il y a du réseau au col, j'ai vérifié, confirma Valentin.
— Écoute bien Lucie, je vais t'aider à te lever sur ta jambe valide, puis je vais te porter sur mon dos. Florian, puisque tu es costaud, mets-toi derrière elle pour la maintenir quand je la hisse. Accroche-toi bien à mon cou, Lucie.
— M'sieur, ça me fait mal.
— Sois courageuse, je vais faire le plus doucement possible. Quelqu'un pour aller dire à madame Chevallier de descendre aux chalets pour demander aux alpagistes s'ils peuvent nous aider à redescendre Lucie en Jeep !
— J'y vais monsieur, s'empressa Gilles.
— Étendez un poncho sur l'herbe, pour qu'elle ne prenne pas froid en attendant les secours. Quelqu'un peut prêter un pull pour la couvrir ? Merci Pascal. Essayez de la distraire, sans l'étouffer.
— Bien joué, Lucie, tu as encore trouvé le moyen de te faire chouchouter ! déclara Olivier.
Lucie leva les yeux au ciel et haussa le épaules.
— On échange nos places ? répondit-elle d'une voix mal assurée.
— Euh, finalement non merci.
— Où est Gilles ?
— Ton chevalier servant est allé chercher madame Chevallier qui est allée chercher un cheval pour te redescendre, plaisanta Pauline.
— Sinon, on fait la course, première arrivée en bas ! osa dire Eva.
Un léger sourire apparut sur les lèvres pâles de la timide jeune fille.
— Si quelqu'un t'as cassé les pieds, dis-le moi, j'irai lui tirer l'oreille ! s'amusa Florian.
Monsieur Doucet reprit la parole.
— Madame Chevallier devait profiter de cette excursion pour vous expliquer la formation des Alpes et des Préalpes. C'en était le but, en fait. Je crois que c'est fichu !
— Monsieur, il y a une Jeep qui monte, annonça Valentin.
— Tant mieux. J'appelle l'ambulance des pompiers pour relayer le Jeep au niveau du camp.
— Tout va s'arranger, Lucie. Les pompiers te conduiront à l'hôpital pour te soigner, rassura Valentin.
— Ils vont me faire mal là-bas ?
— Tu vas passer une radio du pied et ils vont probablement te mettre un plâtre, reprit le professeur. Mais ce n'est rien, dans quelques jours tu reviendras à l'école avec un plâtre de marche et des béquilles. Madame Chevallier va t’accompagner, Lucie. Il reste une place dans la Jeep, pour qui ? demanda monsieur Doucet.
Une dizaine de mains se levèrent.
— Moi, m'sieur, s'empressa Morgane.
— Non, moi dit Océane.
— Moi, je suis fatiguée, soupira Marion.
— Je veux bien accompagner ma copine, dit Eva.
— Oula, oula, je crois que le mieux, c'est de lui demander. Lucie qui veux-tu pour t'accompagner ?
— Gilles, répondit Lucie en rougissant.