VALENTIN ET SES COPAINS

14. LE PÈRE DE MARGOT

Il était dix sept heures quand Mathilde et Valentin entrèrent dans l’immeuble HLM et s’arrêtèrent au rez de chaussée devant la première porte. Une languette de ruban adhésif y maintenait un carton sur lequel pouvait se lire un simple nom : Chevril.
— Tu crois que c’est là ? demanda Valentin.
— Il me semble que c’est le nom de famille de Margot. Sonnons, nous verrons bien.
Un homme, la quarantaine, barbe de trois jours, une bière à la main vint ouvrir.
— C’est pourquoi ?
— Bonjour monsieur, dit poliment Mathilde avec un sourire avenant, est-ce que Margot est là ?
— Vous êtes qui ?
— Je suis Mathilde et voici Valentin, nous sommes ses amis du collège.
— Margot a des copains ? C’est nouveau ça !
— Nous sommes venus travailler la leçon d’anglais et celle de math avec elle.
— Vous êtes dans la même classe ?
— Non, mais nous avons les mêmes professeurs et le même programme, pouvons-nous entrer ?
— Allez-y. Margot c’est pour toi ! cria l’homme.
La tête de Margot apparut dans une porte entrebâillée.
— Oh, c’est vous, mais c’est moi qui devait… Qu’est-ce...
— Nous sommes venus travailler les maths avec toi comme prévu, se hâta de dire Mathilde.
— Ah, d’accord. Viens dans ma chambre, proposa Margot qui venait de comprendre. Tu peux rester avec papa, Valentin.
— Cela ne vous ennuie pas monsieur ?
— Non. Tu veux boire quelque chose euh... ?
— Valentin monsieur.
— Ah oui. J’ai de la bière ou de l’eau.
— Un verre d’eau du robinet, ce sera très bien.
— Il y a longtemps que vous connaissez Margot ?
— De vue oui, mais nous ne sommes devenus copains que depuis quelques jours.
— C’est bien pour elle. Elle est si malheureuse depuis qu’elle n’a plus sa mère. Tu as encore tes parents, toi ?
— Mon père et ma mère sont cultivateurs bio en Australie. Je vis chez mes grands-parents.
— Tu ne les vois pas souvent.
— Nous nous parlons régulièrement par internet.
— Ah, oui, internet...
— Vous ne travaillez pas ?
— Non, pas pour l’instant.
— Quel est votre métier ?
— Jardinier paysagiste.
— C’est intéressant comme travail, vous devez bien connaître les plantes.
— C’est indispensable, sinon on ne peut pas avoir le diplôme. Mais attends un peu, tu es là à me questionner, c’est quoi ton idée ?
— Je vais être franc avec vous monsieur Chevril, Margot nous a parlé parce que nous sommes ses copains et nous trouvons que ce qui vous arrive est terriblement injuste. Je sais que vous avez perdu votre femme, votre travail et que vous êtes au chômage.
— Ah, tu sais tout ça. Oui, je suis au chômage depuis six mois, et ce n’est pas faute d’avoir cherché un employeur.
— Vous n’avez pas essayé de créer votre propre entreprise ?
— Entreprise de quoi ? Je ne sais faire que de l’entretien d’espaces verts.
— Justement, dans ce domaine là.
— Attends, tu sais ce qu’il faut pour lancer une boite comme ça ? Tu sais le prix que ça coûte le matériel ?
— Pouvez-vous me dire ce qui est indispensable pour débuter ?
— Il faut d’abord une tondeuse à gazon professionnelle.
— Neuve ?
— Pour un pro qui débute, il vaux mieux du bon matériel et des moteurs qui ne tombent pas en panne, sinon, c’est la galère.
— Vous permettez monsieur Chevril que je me renseigne ? dit Valentin en sortant sa tablette de son sac à dos en même temps qu’un carnet et un crayon à bille à quatre couleurs. Je lance le moteur de recherche, tondeuse à gazon professionnelle. Entrée... Voilà. Tenez, qu’est-ce que vous pensez de celle-ci ?
— Bonne marque, fiable, autotractée, largeur de coupe 67cm, hauteur de coupe réglable, moteur de qualité... Pour débuter, cela me suffirait.
— Le prix 2899 euros, dit Valentin en l’inscrivant sur son carnet. Que faut-il d’autre ?
— Un taille-haie thermique à lames de 75cm.
En même temps que l’homme parlait, Valentin recherchait.
— Comme celui-ci à 705 euros ?
— Oui, dans un premier temps.
— Ensuite ?
— Un rotofil, une souffleuse, une tronçonneuse.
Valentin avec dextérité lançait ses recherches et inscrivait sur son carnet : rotofil 499 euros, souffleuse 629 euros, tronçonneuse 979 euros.
— Que vous faudrait-il d’autre comme outils ?
— Des outils de jardinage, sécateur, bêche, fourche, râteau, cordeau, sarcloir...
— Si je mets 600 euros, c’est bon ?
— Oui, c’est à peu près ça. Pourquoi fais-tu tous ces calculs ?
— Pour connaître le capital nécessaire au lancement d’une petite entreprise d’entretien d’espaces verts. J’en suis à 6 311 euros.
— Tu as oublié le principal dans ton décompte : une camionnette !
— Oui bien sûr, une camionnette pour embarquer la tondeuse. Pas besoin d’une vraie camionnette peut-être, un Ford ranger comme celui de mes parents, cela devrait suffire. Vous savez, une cabine et un plateau, il doit être possible d’en trouver un d’occasion pas trop cher.
Tout en parlant, Valentin tapotait l’écran de sa tablette.
— Tenez, regardez celui-ci : 150.000 km, 7500 euros,. Ce qui fait au total 14.000 euros.
Une banque ne pourrait pas vous prêter cette somme là ?
— Les banques ne prêtent pas aux chômeurs. Quand tu seras plus vieux, tu sauras qu’on ne prête qu’aux riches.
— Vous n’avez pas de réserve ?
— Pas même de quoi payer mon cercueil.
— Mais vous avez un compte en banque ?
— Bien garni de sept cent cinquante euros et quelques centimes.
— Allons monsieur Chevril, il faut garder le moral, pensez à Margot, elle a tellement envie d’être fière de son père. Il y a toujours de l’espoir, il y a toujours une solution. J’ai entendu parler de prêt aux auto-entrepreneurs.
— Le domaine de l’entretien d’espaces verts est exclu du statut des auto-entrepreneurs, tu vois, c’est sans solution.
— Vous avez une voiture ?
— Une vieille Mégane qui a dix ans.
— Attendez, je cherche sa côte d’occasion : Argus Mégane 2007, elle vaut encore dans les 3.000 euros, disons 2.000 pour être sûr de la vendre. Vous pourriez toujours rouler avec le Ranger. Reste à trouver 12.000 euros. Vous pensez vraiment que c’est impossible ?
— Écoute Valentin, tu as l’air d’un brave garçon, je crois que tu veux sincèrement aider le père de ta copine mais tu ne te rends pas compte de tous les problèmes à régler. Il faut déclarer son entreprise, trouver un local sûr pour entreposer le matériel et si j’avais tout ça, il me faudrait encore trouver une clientèle !
— Attendez, j’ai une idée, à la place d’une camionnette ou d’un pick-up, est ce qu’une petite remorque ne ferait pas l’affaire ? Une remorque à 600 euros tirée par la Mégane, ce serait bien, non ? Il faut que je refasse mon calcul, voyons remorque plus attelage à boule, 800 euros, ce qui nous fait au total  disons 7300 euros. C’est plus raisonnable.
— Et la clientèle Valentin ?
— Mon grand-père dit que pour ne pas se laisser submerger par les problèmes, il faut les résoudre l’un après l’autre. Je suppose que, ayant travaillé avec les engins et les outils de la profession, vous savez les entretenir ?
— Ça oui, j’étais même plutôt bon dans le domaine de la mécanique. J’ai encore tous mes outils à main dans une caisse à la cave.
— Voici ce que je vous suggère monsieur Chevril, dans un premier temps, je vais rédiger une petite annonce et l’imprimer à cinq cents exemplaires. C’est à peu près le nombre de maisons avec jardin dans la commune. Avec mes copains, nous allons les distribuer dans toutes les boites aux lettres. Avez-vous un téléphone portable ?
— J’ai un vieux truc qui ne sert qu’à téléphoner.
— C’est tout ce qu’on lui demande. Je prévois une annonce comme celle-ci :
Pour vos travaux de jardinage,
Pour l’entretien ou la réparation de votre tondeuse,
Intervention rapide et travail soigné,
Prix raisonnable.
Contactez-moi au 06 63 XX YY ZZ

— Pourquoi fais-tu tout cela Valentin ?
— Parce que je ne veux pas que Margot soit malheureuse. J’espère que cela va marcher, il faut que cela marche ! Je pense qu’en proposant vos services à quinze euros de l’heure, vous aurez des clients.
— Tu m’as redonné un peu de courage mon garçon. Je vais suivre tes conseils. Tu as quel âge ?
— Un peu plus de treize ans.
— J’aurais aimé avoir un fils comme toi !
— Vous avez Margot et c’est une fille formidable. Je suis sûr que vous allez vous en sortir. Margot, Mathilde, vous avez fini ?
Mathilde ouvrit la porte et répondit :
— Oui, nous sommes au point en math, on a même fait un peu d’anglais, nous papotions en attendant...
— Il est dix huit heures trente, je dois y aller. Salut Margot, au revoir monsieur, je vous tiens au courant. Ah oui, vous allez recevoir des coups de téléphone, c’est sûr, mais il est possible que vous receviez aussi du courrier. Quoi qu’il y ait dedans, ne soyez pas étonné et gardez tout bien soigneusement.