Valentin resta inhabituellement silencieux pendant tout le repas, trop de questions sans réponses se mélangeaient dans sa tête : pourquoi se débarrasser d’une voiture dont le premier prix est de plus de quarante mille euros ? Pourquoi dans le lac ? Pourquoi à cet endroit ? Pourquoi la vitre arrière absente ? Pourquoi la portière avant droite cabossée ?
— Quelque chose ne va pas mon garçon ? demanda Isabelle sa grand-mère. Tu n'as pas pris froid à nager dans l'eau glacée ?
— Mais non Za, l'eau était à dix neuf degrés et je suis en pleine forme physique.
— Alors quoi ? Je vois bien que tu n'es pas comme d'habitude.
— Je me pose des questions.
— Dis-nous, nous pouvons peut-être t'aider, intervint Jean-Claude son grand-père.
— Bon, je vais vous expliquer.
Et Valentin raconta sa matinée, le ponton branlant, la nappe de gazole, la voiture dans le lac, l'intervention de la gendarmerie.
— Une voiture qui roulait trop vite est passée au lac, ce n'est pas la première ni probablement la dernière, commenta son grand-père.
— Je ne pense pas que ce soit aussi simple, Yanco, peux-tu me prêter ton ordinateur ?
— Bien sûr, que veux-tu faire avec ?
— Y transférer les photos de mon iPhone, venez voir avec moi.
Le film de la sortie de l’eau de la voiture ne lui apprit rien qu’il ne savait déjà. Ses grands-parents regardaient, très intéressés.
— Une voiture comme celle-là vaut au moins cinquante mille euros, commenta Jean-Claude.
— J'ai aussi fait des photos, regardez.
Il fit alors défiler le diaporama de ses prises de vue puis les reprit une à une. Sur celle de la portière avant droite enfoncée qu’il agrandit au maximum des possibilités du logiciel, il nota des traces noires précédemment passées inaperçues. Exactement au milieu de l’enfoncement, vers le bas de la portière, ces traces présentaient une sorte de dessin : trois zigzags noirs séparés par un même écartement.
— Qu'est-ce que c'est que ces traces ? demanda Yanco.
— On dirait une empreinte de pneu, imagina sa grand-mère.
— Tu as raison, Za, la voiture a eu un accident avec un deux roues.
— Les traces étant sur la portière avant droite, il s'agit probablement d'un refus de priorité, appuya le grand-père. Attends, j'ai lu quelque chose dans les faits divers du Dauphiné de ce matin, je vais le chercher... Voilà : « un jeune motard blessé dans un accident contre un véhicule non identifié, avenue du lac cette nuit. Les faits se sont déroulés vers une heure du matin, l'automobiliste responsable a pris la fuite... Le jeune homme a été conduit aux urgences du centre hospitalier dans un état très grave. La police a ouvert une enquête. »
— Il est possible en effet qu'il s'agisse de cette voiture. Je pense que les gendarmes feront le rapprochement avec le choc portière et les empreintes de pneu, conclut sa grand-mère.
— Ce n'est pas tout, Za, regarde cette photo-ci de l'intérieur de l'habitacle, les airbags frontaux sont déployés et encore gonflés alors qu’un seul airbag latéral a réagi.
— Tu en penses quoi Jean-Claude ?
— Si la voiture a fait des tonneaux sous l'eau, l'airbag latéral pu se déclencher.
— Je ne crois pas Yanco, si les tonneaux sous l'eau étaient responsables, les deux auraient réagi. Là il n'y en a qu'un et il est tout flasque. J'imagine que l'airbag latéral s'est déclenché bien avant les autres, ce qui appuie l'hypothèse que cette voiture est impliquée dans l'accident du motard. Les autres se sont gonflés au moment du choc contre le ponton. Ce n'est pas tout, regardez le pare-brise.
L’image du pare-brise, présentait deux sachets transparents vides en bas à droite et deux vignettes collées à l’intérieur gauche. La plus basse de couleur verte présentait le dessin symbole d’une autoroute surmontant le chiffre 17 et la seconde présentait un triangle rose avec le nombre 2017 et la lettre R.
— Qu'est que vous en déduisez ? questionna Valentin.
— Les sachets correspondent à la vignette d'assurance et à celle du contrôle technique. La vignette du bas est celle des autoroutes suisses, j'ai la même. Mais l'autre, je ne sais pas !
— Si les sachets sont vides, c'est que quelqu'un a enlevé les vignettes pour empêcher toute identification, affirma Isabelle.
— Tu as raison Isabelle, tu aurais fait un bon policier ! se moqua son mari. Qu'est ce que tu fais Valentin ?
— Je cherche sur internet des images de vignettes autoroutières, tenez, regardez celle-ci. Attendez, j'affiche l'image à côté de ma photo.
— C'est la même ! s'exclama Isabelle.
— Vignette autoroutière de la République Tchèque. Que signifie cette lettre R ? demanda Jean-Claude.
— Je fais une nouvelle recherche... Voilà : lettre D pour dix jours, lettre M pour un mois et lettre R pour une année.
— C'est donc une voiture qui se rendait régulièrement en Tchéquie, en déduisit le grand-père. Tu as une photo de la plaque d'immatriculation ?
— Oui, la voici : CA-xxx-EN et RA69 dans la partie personnalisable.
— Une voiture de la région de Lyon, pas toute récente quand même, fit pensivement le grand-père.
— Regardez maintenant le plus étrange, dit Valentin en faisant défiler deux photos : pas de vitre arrière, et le plongeur de la gendarmerie n'a rien trouvé au fond du lac dans les abords de la BMW, mais surtout regardez le tableau de bord, vous ne voyez rien ?
— Il y a comme une tache sur l'écran au dessus du système radio navigateur je ne sais quoi, remarqua Isabelle.
— Ce n'est pas une tache, c'est un trou ! affirma Valentin, comme si le tableau de bord avait reçu une balle.
— Cette voiture aurait été prise dans une fusillade ? pensa tout haut le grand-père. Attendez un peu dit-il en reprenant son journal, c'est en première page. Voilà : « Fusillade sur l'autoroute A43. » Je vous lis l'article.
« Cette nuit vers deux heures du matin, sur une aire de repos de l'autoroute A43, une équipe des douanes repère deux voitures de forte cylindrée en train de faire le plein à l'aide de bidons de carburant. L'équipe décide d’interpeller les protagonistes de cet étrange trafic. L'un des véhicules part alors en trombe, bousculant et blessant un des douaniers pendant que le chauffeur de l'autre sortait une arme et tenait les douaniers en respect avant de filer à son tour. L'équipe des douanes prenait alors la décision de riposter en tirant vers cette voiture de marque BMW. Elle pense avoir touché le véhicule au moins à deux reprises. »
Il se pourrait bien que la voiture dans le lac soit l'une d'elles. Tu as encore mis le nez dans une drôle d'affaire mon petit Valentin !
— Je n'ai rien fait de spécial sinon de réfléchir à la cause d'un accident. S'il s'agit bien de la même voiture, pourquoi la jeter au lac au lieu de la faire réparer ?
— J'ai déjà lu un article sur les agissements des trafiquants de drogue, de cannabis en particulier. Ils vont faire leur coupable marché dans le sud de l'Espagne vers Cadix, Grenade, Almeria et rentrent en France et dans les pays du nord avec deux voitures rapides : la première pour « ouvrir » le chemin et prévenir la suivante, celle qui transporte le drogue, en cas de contrôle par la police, la gendarmerie ou les douanes. Ils sont capables de rouler à très grande vitesse sur l'autoroute, plus de deux cents kilomètres à l'heure pour échapper aux poursuivants éventuels. Pour éviter de se faire repérer, ils évitent les stations services et font eux-mêmes le plein à l'aide de bidons de carburant embarqués, de nuit, sur les aires de repos les moins fréquentées. On les appelle des « go fast », je ne vais pas te traduire, hein ? Il est probable que ta BMW est celle qui a essuyé les tirs des douaniers volants.
— OK, je vois, la vitre arrière a été endommagée et ils ont préféré l'enlever pour éviter qu'on repère les impacts de balle. Comme en plus elle a eu un accident contre une moto, le propriétaire à préféré faire disparaître toutes les traces.
— Le propriétaire ? Sûrement pas le propriétaire, il s'agit toujours de voitures volées sur lesquelles ils se contentent de changer les plaques. Il n'est même pas sûr que cette voiture soit de la région lyonnaise.
— Ah... donc en fait les vignettes du pare-brise ne nous disent rien sur la destination des trafiquants... Dommage, j'aurais pu épater l'adjudant en lui parlant de la Tchéquie ! J'avais aussi pris des photos du coffre ouvert, mais il est complètement vide !
— Eh oui, tu ne penses tout de même pas qu'ils auraient laissé leur cargaison dedans, que ce soit le cannabis ou les bidons de carburant. Là, c'est probablement la voiture qui transportait les bidons, celle sur laquelle les douaniers ont tiré.
— Bon, et bien fin de l'histoire. Je pourrais quand même bluffer les copains en leur racontant cette aventure.