« Après le charme et la virtuosité de Mathilde au violon, voici un extraordinaire numéro de magie et de transmission de pensée, annonça Olivier. Applaudissez le mage Nitlav et son medium monsieur Sellig. Messieurs, la scène est à vous. »
Gilles-Sellig apparût côté cour, seul sur scène vêtu d'une longue chasuble jaune serrée à la taille par une cordelette. Il mit les mains sur les hanches en prenant un air excédé puis fit de grands signes de bras pour inviter quelqu'un à entrer, sans succès. Il mit alors un index sur son front comme pour dire « j'ai une idée », ressortit dans la coulisse et reparut, tirant une corde rapiécée. Valentin-Nitlav, en chasuble rouge semblablement serrée à la taille, apparût traîné par la corde fixée à sa ceinture. La corde était faite de quatre morceaux aboutés par trois nœuds. Nitlav fit de grands gestes pour stopper son acolyte, avança jusqu'à lui, lui fit signe de bien regarder. Il mit ses mains en conque autour de la corde et recula, les nœuds disparurent l'un après l'autre au passage de ses mains.
Les premiers applaudissement crépitèrent.
Tenant le bout de la corde dans la main droite, Gilles fit signe à Valentin d'avancer vers le micro fixe. Non, fit Valentin de la tête. Gilles tira sur la corde. Valentin arque bouté résista. Gilles donna une secousse, Valentin fit deux pas en avant puis résista à nouveau en tournant le dos à son acolyte comme s'il voulait sortir de scène. Gilles donna une nouvelle secousse. La corde se détacha miraculeusement de Valentin. Celui disparut dans la coulisse et Gilles partit en roulade arrière.
L'assemblée se mit à rire. Gilles se releva, récupéra le micro portatif d'Olivier, se dirigea côté jardin et s'adressa à la salle.
— Honorables spectateurs, il faut excuser le mage Nitlav, c'est un grand timide qui a besoin de beaucoup d'encouragements pour oser se présenter devant vous.
La salle applaudit vigoureusement suivant l'injonction de Gilles. Valentin entra à petits pas timides.
— Maître Nitlav, venez vous asseoir sur cette chaise. Je vous installe votre propre micro, voilà. Maître Nitlav est le plus grand devin de notre époque, mesdames et messieurs, il est capable de fouiller dans vos pensées, de débusquer vos petits secrets, de deviner ce qu'il ne peut pas voir. Maître Nitlav, acceptez-vous que l'on vous bande les yeux avec ce foulard.
— J'accepte !
— Quelqu'un dans l'assistance veut bien venir nouer le foulard pour être sûr que maître Nitlav ne puisse pas voir ? Mademoiselle ? Quel est votre nom ?
— Émilie.
— Émilie, c'est très joli comme prénom. Voulez-vous Émilie mettre d'abord ce foulard devant vos propres yeux pour attester de sa parfaite opacité. Pouvez-voir à travers ?
— Non, dit Émilie.
— Bien. Attachez solidement le bandeau devant les yeux de maître Nitlav et assurez-vous qu'il est bien placé. Merci mademoiselle Émilie. Nous allons commencer par un numéro de divination par transmission de pensée. Maître Nitlav, êtes-vous prêt ?
— Je suis prêt monsieur Sellig.
— Bien, voici un jeu de trente deux cartes, dit-il en le sortant de sa poche, regardez, il est parfaitement normal, avec toutes les figures. Je descends dans la salle... Une main innocente va tirer une carte, vous mademoiselle ? Comment vous appelez-vous ?
— Morgane.
— Morgane ? Personne n'est parfait. Merci d'avoir tiré, retenez bien quelle carte vous venez de prendre mademoiselle Morgane et glissez-la dans cette petite enveloppe. Voilà. Je ferme l'enveloppe que je confie à... vous monsieur, comment vous prénommez-vous ?
— Ben Tony, tu le sais bien !
— Tony Tulesaisbien a maintenant la petite enveloppe entre les mains, Maître Nitlav, devinez quelle est la carte contenue dans cette enveloppe. Vous m'avez entendu maître ? Concentrez-vous et dites-nous quelle est cette carte.
— J'ai du mal à capter les ondes de monsieur Tony Tulesaisbien. Attendez, je sens, je devine, je vois, je sais : cette carte est le dix de trèfle !
— Monsieur Tony, voulez-vous vérifier ? Ouvrez l'enveloppe ! Montrez à tout le monde ! Et c'est le dix de trèfle !
Des applaudissements plus nourris se firent spontanément. Bravo, cria Bouboule. Quelques professeurs opinèrent de la tête.
— Je m'approche maintenant de la rangée des professeurs. Maître Nitlav, grand devin, dites-moi qui est ce professeur ?
— Monsieur Sellig, pour que vous puissiez me transmettre votre pensée, j'ai besoin que vous mettiez votre main sur l'épaule de la personne et que vous vous concentriez sur son nom. Merci, je sens les ondes... Ça y est, je vois... C'est un homme, il a les cheveux un peu gris, il aime les fleurs et la montagne, il est sportif, il est professeur d'éducation physique, c'est monsieur Doucet !
— Bravo maître Nitlav, monsieur Doucet est en train de vous applaudir. Je me déplace et je vous demande simplement la spécialité de ce professeur. Allons, maître Nitlav, devinez vite !
— Madame Augan est professeure de dessin.
— Bravo encore, et maintenant maître Nitlav, maintenant ?
— Monsieur Derrien, professeur de mathématiques.
— Je me déplace encore, maître Nitlav, pouvez-vous mous dire la spécialité de ce professeur ?
— Non !
— Allons maître, concentrez-vous, pouvez-vous le dire ?
— Non !
— Pourquoi ne pouvez-vous pas le dire ?
— Parce que monsieur n'est pas professeur ! C'est monsieur Tardy, notre principal.
Élèves et professeurs applaudirent à tout rompre la performance des deux mages. Gilles se déplaça dans les rangs des élèves.
— Plus difficile encore, concentrez-vous bien. Je suis devant une personne, maître Nitlav, pouvez-vous annoncer son nom.
— C'est très difficile, monsieur Sellig, je suis fatigué !
— Allons, encore deux ou trois requêtes et vous pourrez vous reposer, avez-vous bien compris la question ?
— J'ai compris la question. Vous êtes devant un garçon, il sourit, il a des lunettes, il aime le VTT, c'est un excellent camarade, c'est Pascal Boulot !
— Formidable maître ! Dernier exercice, je me déplace, merci de me laisser passer, merci, merci... Voilà, maître Nitlav, osons cette expérience inédite dans le monde de la magie moderne et de la transmission de pensée, quelle est cette personne devant laquelle je me trouve ?
— J'ai beaucoup de mal monsieur Sellig, dit Valentin en se prenant les tempes dans les mains.
— Un dernier effort. Voulez-vous que je passe à quelqu'un d'autre ?
— Non monsieur Sellig, aidez-moi simplement en vous concentrant sur cette personne, j'ai besoin de connaître votre pensée car j'ai la sensation d'être en mer dans le brouillard, je suis dans un bateau, tout tangue autour de moi, j'ai l'impression de voir double, oui, je vois double... Ah, ça y est, le brouillard se dissipe, je vois une fille blonde aux yeux bleus, elle porte un ruban bleu clair dans les cheveux, c'est, c'est... Océane Daucy !
— Est-ce exact mademoiselle ?
— Oui, c'est moi.
— Bravo maître Nitlav, cria Gilles dans son micro en remontant sur scène, même les plus grands devins n'auraient pas pu faire la différence entre de vraies jumelles. Merci de vos applaudissements.
— Oui, ben ça marchera pas si c'est moi qui choisit la personne à deviner, cria Tony.
— Et bien essayez donc, monsieur Tony Tulesaisbien, répliqua Valentin-Nitlav.
— Bravo maître, vous avez reconnu l'intervenant, félicita Gilles.
Tony Thénard alla se placer devant Mathilde.
— Alors ? Je suis devant qui ?
— Allez maître Nitlav, montrez... aussi... totalement que possible l'étendue de vos dons à ce jeune homme incrédule.
— Je vois... Je vois une personne aux cheveux longs, elle est habillée d'une robe blanche, elle chante très bien, elle joue merveilleusement du violon, c'est une personne très dévouée, elle est chef de classe, c'est Mathilde Marchand.
À la confusion de Thénard, une ovation salua cette dernière performance de Valentin qui ôta le foulard de ses yeux. Gilles et lui s'inclinèrent trois fois avant de se retirer, les applaudissements n'avaient pas cessé.