Un coup bref frappé à la porte du bureau fit lever la tête de l’inspecteur principal.
«Ouiii…» fit-il d’une voix qu’il n’avait pas pris le temps d’éclaircir, « entrez !» L’inspecteur stagiaire Dussolliet entra, une enveloppe de papier kraft à la main.
– C’est le rapport de l’hôpital au sujet de l’accident du collège.
– Bon, pose le là. Tu l’as lu ?
– Pas encore, il arrive à l’instant.
Pricaz rangea le dossier qu’il était en train de lire et tira deux feuillets de l’enveloppe.
... le crâne de cet adolescent d’une quinzaine d’années présente une plaie ouverte de trois centimètres au niveau de l’occipital. Le sujet étant supposé debout, cette plaie peut être décrite comme une coupure dans le sens vertical. En outre, toujours au niveau de l’occipital, j’ai constaté, deux centimètres sous la première et perpendiculaire à celle-ci, une seconde plaie aux contours moins nets mais tout aussi importante.
La radiographie de la colonne cervicale a mis en évidence une fracture de la cinquième vertèbre avec rupture de la moelle épinière ayant entraîné la mort.
Le corps présente en outre une luxation acromio-claviculaire et une double fracture tibia-péroné de la jambe droite au niveau du tiers inférieur...
« Quel charabia » bougonna l’inspecteur, « peuvent pas parler comme tout le monde ceux-là ! » Il tendit le premier feuillet à l’inspecteur Dussolliet.
... l’examen de l’avant-bras gauche du sujet montre une trace de piqûre avec rougeur et léger hématome, lequel est antérieur au décès ...
– Voilà qui ne va pas simplifier les choses, murmura-t-il en passant machinalement sa main droite derrière la nuque, Dussolliet, tu es sur une affaire en ce moment ?
– Ça peut attendre.
– Bon, viens avec moi au collège, ça te rappellera des souvenirs.
Les professeurs de la classe de troisième D avaient remis anoraks ou manteaux; la salle des professeurs, exposée au nord, était glaciale. D’autant plus glaciale que le ciel venait de se mettre à la pluie et que le chauffage était coupé dans tout le collège dès la fin des cours. Rigueur oblige !
Monsieur Blanc ouvrit la porte et, d’un geste du bras, invita les deux policiers à pénétrer dans la pièce.
– Madame messieurs, je vous présente l’inspecteur principal Pricaz et son adjoint. L’inspecteur a souhaité vous rencontrer.
– Merci monsieur heu... le principal. Tout d’abord bonsoir. Veuillez accepter mes excuses pour vous faire attendre après la fin de vos cours. Je n’ignore pas que vous avez encore des corrections qui vous attendent. Je serai donc aussi bref que possible. Est-ce que tous les professeurs de la classe du jeune Lebrun sont là ? demanda-t-il en se tournant vers le principal.
– Seulement ceux qui avaient cours hier avec la troisième D, précisa monsieur Blanc.
– Parfait. Mais est-ce que d’autres personnes ont eu à le côtoyer le jour du drame ?
– Bien évidemment. Le surveillant, la femme de service à la cantine, sans compter les élèves de l’établissement.
– Pourquoi ne sont-ils pas là ? Je ne parle pas des élèves bien entendu.
– Mademoiselle Dunand, la surveillante est à Grenoble pour ses cours ; quant à la femme de service, je n’ai pas jugé utile de lui demander de rester, précisa le principal.
Pricaz se tourna à nouveau vers les professeurs :
– Voilà, je voudrais que chacun d’entre vous essaie de se remémorer son cours d’hier et me décrive l’ambiance de la classe. Y a-t-il eu des incidents ? Le jeune Lebrun était-il comme d’habitude, semblait-il dans son état normal, était-il abattu ou au contraire surexcité ? Voyons, à huit heures d’abord.
– Il était avec moi ! Vanderaert, mathématiques. La classe était plutôt endormie, et Vincent autant que les autres. Pas la peine de consulter le programme pour savoir qu’il y avait un film à la télévision la veille au soir ! Alors, vous comprenez, à côté de ça, Thalès ne fait pas le poids avec son théorème.
– J’ai pris le relais à neuf heures. Je m’appelle Combat et j’enseigne l’anglais, enfin j’essaie, car avec cette classe c’est une lutte de tous les instants. Une seconde d’inattention et c’est la foire ! Ils cherchent tous les prétextes pour ne rien faire et rigoler.
– Et Vincent Lebrun ?
– Comme tout le reste! Jamais le dernier quand il s’agit de faire une connerie ! Passez moi le mot, mais je n’en vois pas d’autre. Un peu mois brillant pour réciter, et pourtant, pas sot du tout. S’il voulait s’en donner la peine, il...
– Oui, bien sûr, le cancre intelligent. Hier donc, rien d’anormal ?
– Non, rien que de très habituel.
– Et ensuite, à dix heures, qu’a-t-il fait ?
– Ensuite les enfants ont droit à un quart d’heure de récréation. Ils descendent dans la cour et chaque professeur veille à ce qu’aucun élève ne reste dans la classe, fit monsieur Blanc. J’insiste beaucoup là-dessus.
– Bon, et après la récréation, qu’ont-ils fait ?
Monsieur Lathuille prit la parole :
– Ils sont venus en EPS...
– En EPS ? C’est quoi ?
– En gymnastique si vous préférez ! On a pris le car comme d’habitude pour aller au gymnase de la maison des jeunes et on a fait... attendez... oui, on a fait agrès puis volley-ball.
– Vincent était-il en forme ? A-t-il participé normalement ?
– Mieux que ça ! C’est un des seuls à avoir réussi renversement-tour d’appui arrière à la barre fixe ! Et au volley, c’est un meneur d’équipe, comme au handball d’ailleurs. Sauf peut-être ces temps derniers...
– Ah oui ? Que se passait-il ces temps derniers ?
– Eh bien il a manqué l’entraînement du mercredi à deux reprises récemment.
– Qu’a-t-il donné comme motif ?
– D’abord une douleur au coude, puis une crise de foie, mais si je veux bien accepter comme excuse une douleur au bras, je suis beaucoup plus sceptique pour le reste car Vincent était amoureux !
– Tiens tiens ! C’est intéressant. Nous en reparlerons si vous le voulez bien. Ensuite, vous êtes rentrés au collège . À quelle heure ?
– Le car nous a déposés à midi au coin de la rue.
– Vincent est rentré chez lui aussitôt ?
– Non, Vincent est... était demi-pensionnaire.
L’inspecteur se tourna à nouveau vers monsieur Blanc :
– Pas d’incident à signaler pendant la demi-pension ?
– Non, pas que je sache.
– Ensuite ?
– Ensuite, ils sont venus en français. Monsieur Mermillod venait de prendre la parole. La classe, pour une fois, était plutôt apathique. Il est vrai que la grammaire consommée aussitôt après le repas est plutôt indigeste !
– Après le cours de français, la troisième D a un trou, reprit le principal. C’est à dire que les élèves doivent aller dans la salle de permanence où ils peuvent faire leur devoirs.
– Ils étaient seuls ?
– Non, bien sûr ! C’est là l’essentiel du travail des surveillants. Hier, c’était au tour de mademoiselle Dunand d’assurer l’étude.
– Je vois. Et heu... à quatre heures, si j’ai bien suivi ?
– C’est moi qui avait la classe ! Epouvantable! Des fauves déchaînés ! J’ai dû leur coller une interrogation écrite – sur l’énergie cinétique – pour les calmer, fit madame Duparc.
– Et Vincent ?
– Maintenant que j’y réfléchis, je crois que Vincent n’était pas comme d’habitude. Il était calme, enfin non, pas calme, ce n’est pas le mot exact, rêveur plutôt ! Dans l’énorme excitation générale, il avait les yeux dans le vague, il se soutenait le menton des deux mains et ne faisait rien. Je crois même qu’il n’entendait rien car j’ai dû l’interpeller à plusieurs reprises pour qu’il se décide à écrire.
– Très intéressant ! Vous l’avez là cette interrogation ?
– Non, les copies sont chez moi, je comptais les corriger au week-end.
L’inspecteur se retourna vers monsieur Blanc qui était resté debout près de la porte de la salle des professeurs.
– Monsieur le principal, je désire que vous réunissiez tous les élèves de la classe dès que possible. Je souhaite aussi parler à votre surveillante, celle qui a assuré l’étude de trois à quatre heures. Ah, au fait, il y a une récréation l’après-midi ?
– Oui, bien entendu, de quatre heures moins dix à quatre heures cinq.
– Donc juste après l’étude et avant le cours de physique ?
– C’est exactement cela. Je pense qu’il sera possible de vous rassembler la troisième D jeudi à huit heures. Ils sont en principe en français, mais je pense que monsieur Mermillod pourra...
– C’est sans problème, monsieur le principal.
L’inspecteur se tourna vers son adjoint qui était resté effacé, adossé au radiateur déjà froid, et l’interrogea du regard. Ce dernier fit un léger signe de tête négatif.
– Une dernière chose, votre surveillante sera là heu... jeudi ?
– Oui, vous pourrez la voir dès huit heures si vous le souhaitez. Vous comprenez, nos surveillants sont des étudiants, peu fortunés en général, qui n’ont guère que ce moyen de pouvoir gagner un peu d’argent en poursuivant leurs études. Nous aménageons leur service de façon à ce qu’ils puissent aller à la faculté à Grenoble. C’est pour cela qu’elle n’est pas là en ce moment.
– Madame, messieurs je vous remercie. Excusez moi encore de vous avoir retardés.