Durieu tourna longtemps dans la petite ville résidentielle de Montbonnot. Ne voulant pas demander son chemin, il dut s’arrêter pour consulter un plan public des rues. La villa de l’ancien militaire, sobre, austère, tranchait avec le luxe ostentatoire des autres habitations. Durieu la dépassa et alla stationner une centaine de mètres plus loin. Il s’empara du petit sac de sport posé sur le siège arrière, sortit et ferma soigneusement son véhicule. Arrivé devant le portail de la maison de l’ancien militaire, sans la moindre hésitation, il tira la poignée de la petite cloche faisant office de sonnette. Un bourdonnement électrique suivi d’un déclic lui prouva que le colonel savait néanmoins sacrifier au modernisme. Durieu fit pivoter le portail de son corps et le repoussa du pied sans toutefois le verrouiller. Un second déclic l’accueillit quand il se présenta devant la sombre porte de chêne de la villa. Il usa de la même technique pour entrer et refermer, essuya soigneusement des pieds qui n’en avaient aucunement besoin et attendit sur le paillasson de l’entrée. Une des quatre portes donnant sur le corridor s’ouvrit sur un homme appuyé sur une canne à bec et vêtu d’une robe de chambre à galons. Durieu rectifia la position sans aller jusqu’au salut militaire.
— André Dufournet mon colonel.
— Vous avez fait votre service militaire, Dufournet ?
— Affirmatif. Dans les chasseurs alpins mon colonel.
— Ici, au sixième ?
— Non mon colonnel, au 13ème de Modane.
— Bien, bien, entrez.
Le colonel Darsonval tourna le dos à son visiteur et retourna s’asseoir derrière le bureau ministre, au cuir jaune tâché de gras, qui occupait le centre de la pièce. Sur le meuble, posée sur un journal, une arme démontée dénonçait l’occupation du maître des lieux. Les murs étaient recouverts de vitrines présentant une extraordinaire collection d’armes de poing, digne d’un musée de l’armurerie. Durieu se dirigea immédiatement vers l’une d’elles, l’air admiratif.
— Vous avez là une collection extraordinaire mon colonel. Je n’ai jamais vu ça !
— Pourtant, vous ne vous y connaissez pas tellement en armes si j’ai bien compris ?
— Je connais parfaitement le fonctionnement du MAS 36-51 et du MAT 49 mon colonel.
— C’est bien le moins pour un chasseur. Pouvez-vous me dire quelle est cette arme sur mon bureau ?
— Heu, c’est un revolver…
— Erreur fatale ! C’est le pistolet actuel de l’armée française, jeune homme. Le MAC 50, 9mm parabellum, une arme excellente. Je suis capable de la remonter opérationnelle en moins de quinze secondes. Tenez, voyez !
En quelques gestes parfaitement coordonnés, l’ancien militaire reconstitua l’arme, enclencha le chargeur et engagea une balle dans le canon.
— Admirable !
— Très bonne tenue en main, parfait équilibrage, arme puissante et précise, tenez, soupesez.
— En effet ! Vous connaissez toutes les armes aussi bien, mon colonel ?
— Toutes ! Et je possède presque autant d’armes de poing que le musée de Liège ! Tout ce que vous voyez autour de vous est parfaitement en état de fonctionner.
— Vous voulez dire qu’elles sont chargées ?
— Toutes !
— Même les armes anciennes mon colonel ?
— Parfaitement. Quand les cartouches sont introuvables, je les fabrique moi-même.
— Je plains le cambrioleur qui voudrait s’introduire chez vous !
— Moi aussi !
— Vous tireriez sans hésiter ?
— Sans aucune hésitation. Pas de pitié pour la racaille !
— Et après coup, vous n’auriez pas de remords ?
— Pourquoi aurais-je des remords ? Quand on fait son devoir, pas d’état d’âme à avoir ! Posez cette arme.
— On peut avoir des remords si on pense qu’on a fait une erreur.
— Je ne fais jamais d’erreur.
— Vous êtes sûr de n’avoir jamais fait d’erreur de jugement ?
— Que voulez-vous dire jeune homme ?
— Vous ne m’avez pas reconnu ?
— Dufournet ? Jamais connu de Dufournet !
— En réalité, je ne m’appelle pas Dufournet…
— Qu’est-ce que c’est que ce micmac ?
— Cela veut dire que Dufournet n’est pas mon nom, mais qu’on se connaît quand même, colonel.
— Je ne vois pas ! Bon, posez cette arme et dites-moi ce que vous voulez.
— Je ne m’appelle pas Dufournet mais Durieu.
— Durieu, et puis ?
— Septembre 1978, les assises de Grenoble, colonel Darsonval ! Ça ne vous dit rien ?
— Ah oui, j’y suis. Le jean-foutre qui tirait en dehors des cibles pendant son service militaire !
— C’est tout ce que vous avez retenu du procès, colonel Darsonval ? C’est pour cela que vous m’avez condamné à trente ans de prison ?
— Quelqu’un qui se permet de faire ça est capable de tout ! Vous aviez aussi circonvenu une de vos élèves si je me rappelle bien…
— Circonvenu ! J’ai été accusé de viol et de meurtre, colonel ! cria Durieu.
— Il semble que vous avez oublié le respect dû à vos supérieurs, jeune homme ! Personne n’a le droit d’élever la voix ici !
Violer une petite fille en temps de paix est inadmissible ! Vous n’avez eu que ce que vous méritez. Posez cette arme et dehors !
— Contrairement à vous peut-être, en 1978, je n’avais jamais violé ni tué personne, colonel Darsonval !
— Vous étiez innocent ? Et bien il fallait le dire ! Posez cette arme je vous dis, la queue de détente est très sensible.
Durieu s’avança contre le bureau, posa la paume de la main gauche et son poing droit armé sur le cuir jaune. Il approcha son visage de celui du colonel, accrocha ses yeux à ceux de l’ancien militaire.
— Je vous l’ai dit, je l’ai crié, je l’ai hurlé ! Vous m’avez condamné quand même !
— Et vous avez eu de la chance qu’on n’ait pas retenu la préméditation, sinon vous étiez mûr pour le coupe-cigare. Estimez-vous heureux !
— Vous auriez voté la mort ?
Le colonel regarda Durieu dans les yeux.
— Sans hésiter. Pas de pitié pour la racaille !
— Mais maintenant que je vous répète que j’étais innocent, vous n’avez toujours pas de remord, colonel ?
— Quand on fait son devoir, pas de rem…
Le coup de feu éclata, presque à l’insu de l’ancien instituteur. Touché en pleine poitrine, le colonel fut projeté en arrière par la violence de l’impact. Le dossier de son siège le renvoya en avant. Sa tête heurta le dessus du bureau, ses bras tressautèrent quelques secondes puis il ne bougea plus.
Durieu, assourdi, abasourdi par la violence de la détonation, se dirigea vers la fenêtre donnant sur l’extérieur. La rue était déserte. Il resta plusieurs minutes en observation avant de retourner vers le militaire défunt.
Il eut un haut-le-cœur à la vue du sang s’étalant sur le journal protégeant le cuir jaune du bureau ; réaction purement organique : c’était la première fois qu’il était spectateur de la mort qu’il donnait !
Il n’avait pas de regret sinon que tout soit allé vite, trop vite. Il aurait voulu argumenter, expliquer, voir la crainte ou le regret au fond des yeux du militaire. Enfermé dans ses certitudes, le colonel n’avait pas eu le temps de vraiment comprendre, ni d’avoir peur. Sa mort avait été trop rapide, trop indolore.
La sirène d’une voiture de police émergea dans le lointain grenoblois puis monta crescendo.
Durieu sortit prestement un chiffon chamoisé de son sac, essuya la crosse, le pontet, la queue de détente de l’arme, pressa en tous sens les doigts de l’homme, encore gras de l’huile d’entretien, sur toutes les parties du pistolet. Il frotta ensuite le bureau à l’endroit où il avait posé sa main puis, toujours aussi calme, sortit de la villa.
Au moment où il fermait le petit portail, un véhicule au gyrophare bleu, passa en trombe. Durieu ne se retourna pas, calmement il marcha vers son véhicule.