onsieur Leroy habitait le nord de la France, à Lille pour être précis. Ce qui n'est ni un défaut, ni une punition, tous les habitants de la région vous le diront !
Monsieur Leroy était loin d'être sot mais il avait parfois des idées bizarres dont ses amis se moquaient : « Ah, toi, tu es bien le roi ! » disaient-ils, et monsieur Leroy, sans malice, s'en trouvait flatté.
Un jour, le facteur de son quartier lui remit une lettre recommandée venant tout droit de Méditerranée. C'était original et monsieur Leroy de Lille en fut content.
Il le fut encore plus quand il lut qu'un lointain cousin, oublié depuis longtemps, lui léguait, par testament, l'entière propriété d'une petite île et de son unique maison. Monsieur Leroy, imaginant le paradis, décida d'aller y demeurer.
C'était le paradis !
Imaginez une terre à l'incomparable et luxuriante végétation d'eucalyptus, d'arbousiers et de chênes verts, peuplée d'oiseaux et de papillons multicolores, entourée d'une mer turquoise à l'eau chaude et poissonneuse.
Le sol y était si fertile et le climat si propice que les récoltes pouvaient se suivre sans interruption, comme s'il n'y avait pas d'hiver.
D'ailleurs, il n'y en avait presque pas !

La partie cultivée de l'île aurait largement suffi à faire vivre le propriétaire des lieux, dans sa petite maison aux volets bleus, mais monsieur Leroy, plein d'idées, ne s'en satisfit pas.
Il rêvait de tout ce que le climat du nord de la France n'avait pu lui donner : une vigne, une petite oliveraie, quelques orangers et mandariniers, des légumes exotiques. Alors, pourquoi ne pas se faire plaisir ? La bonne terre était là, il suffisait de défricher.
La végétation sauvage des îles de la Méditerranée est dense, tenace et griffue et, quel que soit le courage des gens du Nord, la tâche s'avérait rude pour le maître des lieux.
Alors, plutôt que de s'échiner à manier la hache, la faux, la fourche et le piochon, Monsieur Leroy trouva beaucoup plus malin de faire exécuter ce travail de la façon la plus naturelle qui soit : par les animaux.
Pour éradiquer chardons, cistes, ronces et autres épineux, il misa sur le robuste appétit d'un petit troupeau de chèvres qu'il fit venir à grands frais du continent et, pour s'occuper des « mauvaises herbes », il acquit trois couples de lapins qu'il libéra sur son île.
Content de son idée, monsieur Leroy décida de se reposer en laissant faire la nature.
La nature fait bien les choses !
Elle les fit si bien qu'après seulement quelques mois, tous les buissons et toutes les herbes avaient disparu !
Mais pas l'appétit des chèvres sauvageonnes, ni des lapins libérés, qui continuèrent de brouter, rogner, écorcer, tondre tout ce qui était à portée de leurs incisives !
Le maquis et la garrigue dépérirent puis disparurent. Les arbres rongés, privés de leur écorce nourricière, ne tardèrent pas à s'étioler (1) et à sécher sur pied. Le maître de l'île ne s'en inquiéta nullement. Les ceps de vigne, les oliviers, les agrumes et les légumes remplaceraient avantageusement toute cette broussaille et ces arbres inutiles.
Monsieur Leroy put donc revendre son troupeau de chèvres, mais il ne put récupérer les lapins qui continuèrent à vivre en sauvage, croissant et multipliant.
Avec l'argent de la vente, le roi des lieux acheta un âne.
Celui-ci remplit à merveille sa fonction en mangeant les derniers chardons tout en aidant l'homme à déraciner les souches résiduelles des arbousiers, eucalyptus et chênes verts.
Ce travail achevé, Monsieur Leroy revendit la gentille bête de somme et investit la somme récupérée dans l'achat des graines, plants, greffons et arbustes du verger de ses rêves.
Il touchait au but.
« Il n'y a plus qu'à laisser faire la nature ... » pensa-t-il encore avec satisfaction.
Heureux et fier de l'œuvre accomplie, monsieur Leroy décida de retourner à Lille pour « raconter son île » à ses anciens amis et les inviter à visiter son royaume.
Mais, dans son enthousiasme de néo-cultivateur, monsieur Leroy avait oublié d'entourer les jeunes pousses d'un grillage protecteur, et les lapins, qui n'avaient plus grand chose à se mettre sous la dent, s'intéressèrent de très près aux plantations qu'ils dévastèrent, si bien que toute végétation disparut de l'île ainsi que tous les petits animaux qui en tirent leur subsistance.
Les oiseaux, ne pouvant plus se nourrir, émigrèrent à tire d'aile vers des îles plus hospitalières mais les pauvres lapins qui ne savaient ni voler, ni nager, furent condamnés à mourir de faim sur la terre nue.
Quand arriva l'automne, les vents du nord, violents et desséchants, soulevèrent en nuages de poussière la terre pulvérulente que ne retenait plus les racines des végétaux.
Les abondantes pluies de la fin de saison ruisselèrent sur le sol dénudé et emportèrent dans la mer le reste de la bonne terre arable, parachevant le travail du vent.
Quand monsieur Leroy, accompagné de ses amis, revint vers son île, il crût tout d'abord à une erreur de navigation. Seule la petite maison aux volets bleus, maintenant posée sur une lande désolée de cailloux et de rochers, prouvait que le navigateur ne s'était pas trompé.
« C'est ça ton paradis ? » demandèrent ses amis goguenards, « alors toi, tu es vraiment le Roi ! »
1. S’étioler = dépérir.