20. Détours.
— Alors Dominique, tu n’attends pas de courrier aujourd’hui ? demande Rossman à son ami.
— Non, ce n’est pas prévu.
— Bon alors, qu’est-ce que je fais de la lettre, je la renvoie ? Hum, elle sent bon !
— Idiot ! Donne tout de suite !
Dominique s’éloigne, tourne le dos aux autres, décachette l’enveloppe. Ses mains tremblent, son souffle et son cœur s’accélèrent. La lettre est bien d’elle.

Cher Dominique,
J’ai appris avec peine que lundi dernier, tu as eu la malchance de te faire prendre et d’être privé de grande sortie.
Même si j’ai eu grand plaisir à te voir, je ne veux plus qu’à l’avenir tu prennes de tels risques pour moi.
Je pense à toi.
Michèle.

Dominique saute sur son stylo. Elle lui avait demandé de ne pas écrire, mais c’est elle qui a pris l’initiative, il doit répondre.

Ma chère Michèle,
Si j’ai eu la malchance d’une inspection surprise qui m’a en effet privé de sortie, le plaisir d’avoir été un instant à ton côté compense mille fois ce petit désagrément.
Je ne souhaite qu’une chose, te voir à nouveau et rester avec toi, ne serait-ce qu’un instant. En attendant ce merveilleux moment, je pense à toi sans cesse.
Dominique

— Tiens Jacques, une lettre à faire passer.
— Pour qui ? Hein, quoi ? « Michèle Fabresse, 1ère A », encore elle !
— Arrête de me charrier... Qui est-ce qui passe le courrier ?
— Janine, la copine de Christian. Tu n’as pas à avoir d’inquiétude. Où en es-tu avec ta blonde ?
Dominique répugne aux confidences mais il a tellement envie de parler d’elle, et puis Jacques est un ami qui n’hésite pas à prendre des risques comme lui, il sent qu’il peut avoir confiance.
— Ça progresse. En fait ça va de mieux en mieux, lundi dernier, je lui ai pris la main.
— C’est tout ? Tu ne l’as pas embrassée ?
— Non, pas encore. Je tiens trop à elle, je ne veux pas aller trop vite, pas la brusquer, pas l’effaroucher. Ce n’était pas le moment. En pleine rue, en plein jour, tu comprends...
— Tu as peut-être raison. Tu sais ce que dit Maillard : « quand tu as la main, tu as le pucelage ! »
— Ah, tu crois ? Tu sais, moi je ne l’obligerai jamais à faire ce qu’elle ne veut pas. Le jour de mon mariage, si elle ne veut pas, je la respecterai. Je serai gentil avec elle, j’attendrai. Je la regarderai dormir. Tu n’es pas d’accord ?
— Chacun son point de vue. Moi, ma femme, elle passera à la casserole tout de suite, et même avant ! D’ailleurs, ne te fais pas d’illusions, elles aiment ça ! Tu la revoies quand ?
— Je n’en sais rien malheureusement. Après le coup de samedi, on ne peut plus faire d’expédition nocturne. Si on se faisait pincer, ce serait synonyme d’exclusion ; pour moi le drame absolu. Peut-être que je l’apercevrai lors d’une de leurs promenades.
— Tu as pensé au ciné-club ? Les filles y vont également, en tout cas Jeanne y va et moi aussi.
— Et Michèle, tu ne sais pas ?
— Ça serait plutôt à toi de le savoir, non ?
— Tu sais, on ne s’est pas vus souvent, on n’a pas bien eu le temps de discuter.
— Elle a le droit d’y aller, comme tout le monde., c’est tout ce que je peux te dire.
— Ça c’est une idée, c’est quand le prochain film ?
— Mardi soir prochain, mais c’est la dernière séance de la saison.
— Repasse-moi ma lettre.
— Ah non, le courrier appartient à son destinataire !
— Arrête un peu ! Allez file, et dis-moi plutôt ce qu’on joue.
Dominique décolle l’enveloppe avec précaution et complète sous sa signature :

PS : Mardi soir au ciné-club, on donne « Sous les toits de Paris », un très beau film de René Clair qu’il faut absolument avoir vu.
J’y serai.

Son ami Rossman récupère la lettre reconstituée mais ajoute :
— Tu sais, même au ciné, elles restent en groupe. On peut regarder mais pas toucher. Il y a toujours une pionne pour les surveiller.
— Rien à faire alors ?
— Faut voir... Si c’est encore la grande bringue à lunettes, c’est râpé ! Elle est conne comme un magasin de balais, mais si c’est l’autre...
— Tu la connais ?
— Non, mais il paraît qu’elle fricote avec Marchand, tu sais le super qui dirige l’orchestre. Elle voudra sans doute discuter un peu avec lui, tu pourras peut-être en profiter.
— Tu connais leur trajet pour revenir du ciné ?
— Oui, classique, rue Saint-Jean, rue Saint-Martin, rue de la République, puis elles tournent à droite après le lycée et avant l’E.N des garçons.
— Tu connais le chemin par cœur !
— C’est à dire que je les ai déjà un peu suivies.

       Michèle est venue, elle est assise au milieu de la deuxième des cinq rangées réservées aux filles. Dominique s’est placé au premier rang des garçons. Elle se retourne plusieurs fois dans la pénombre et il peut deviner un sourire qui l’enchante. Le film est gai, il donne envie de vivre, de chanter, d’être heureux. À la fin de la projection, Dominique traîne un peu dans sa travée, attend poliment que les normaliennes sortent. Au passage de Michèle, il lui glisse dans la main le billet qu’il a préparé.
« Au bout de la rue Saint-Martin, devant l’entrée du lycée, laisse-toi un peu distancer. »
Sorti après tout le monde, Dominique fonce coudes au corps, double tout le monde par les petites rues, se cache stratégiquement dans le renfoncement du portail de l’église Saint-Martin. Elle l’a écouté, s’est laissée distancer en compagnie de son amie Monique Blanchin.
— Michèle, souffle-t-il, viens...
— Non, non Dominique, je n’ai pas le droit.
— Suis-moi, n’aie pas peur, personne n’en saura rien.
Elle hésite. Il prend la petite main dans la sienne, s’engage dans un petit passage.
— Où tu m’entraînes ?
— Je connais un raccourci, On arrive directement à la porte de Soissons. Ça nous donne cinq minutes d’avance sur tes copines, j’ai vérifié.
— Voilà, on est dans le square du père Marquette. Il n’y a plus que nous deux, personne ne peut nous voir. Tu as encore peur ? Tu trembles...
— C’est peut-être la fraîcheur...
— Donne tes mains, je vais les réchauffer.
Il prend doucement les poignets de la fille, les appuie contre son buste, puis saisit ses bras et continue à tirer, doucement. Elle ne résiste pas, se colle contre lui. Les lèvres se touchent, fiévreuses, malhabiles. Il ferme les yeux, sent la pointe de la langue de la fille effleurer la sienne. Il serre, serre le corps gracile contre le sien. Le monde s’est arrêté de tourner.
— Pas si fort ! Ne me serre pas si fort, tu vas me casser en deux, dit-elle avec un petit rire de fille. Il faut que j’y aille maintenant, on les entend arriver.
— Viens jusqu’à la Tour Penchée, reste derrière moi, je vais les guetter. Dès que je te fais signe, tu fonces et tu rattrapes les dernières du groupe et ta copine. Prête ?
— Au revoir Dominique.
— Michèle...
— Oui ?
— Je suis heureux.