VALENTIN S'AFFIRME

26. CHEZ LES GILMORE

Le lendemain, dès huit heures du matin, en ouvrant sa tablette, Valentin trouva un nouveau message d’Emily, plus chaleureusement libellé que le dernier, du moins dans sa partie visible.
Cher Valentin,
Merci d’avoir accepté l’invitation de mes parents. Ils t’attendent demain dimanche pour le repas de midi. Viens plus tôt si tu veux, j’ai tellement de choses à te dire.
Bises,
Emily

Valentin tenta comme la veille de faire apparaître une éventuelle partie cachée du message. Il y en avait une qu’il lut avec plus d’avidité qu’il n’aurait voulu.
Valentin, cher Valentin, mon cher Valentin,
Je ne sais toujours pas comment commencer mon texte car il est probable que tu n’as pas pris connaissance de ce que j’ai ajouté à mon message d’hier. Peut-être ne le sauras-tu jamais si tu l’as effacé et pareil pour celui-ci.
Je suis terriblement anxieuse, je ne sais pas ce qui va se passer aujourd’hui, comment tu vas te comporter avec moi et avec mes parents. Je sais que mon père te porte une grande admiration et qu’il aurait voulu avoir un fils comme toi. Quelle déception pour lui s’il apprenait mon attitude vis à vis de toi. Je t’en prie Valentin, fais comme si nous étions encore de bons camarades, pas pour moi mais pour lui. Fais-le en souvenir des moments d’exception que nous avons vécus ensemble.
Quand je pense à nous deux, à tout ce que tu as fait pour me retrouver, je sens encore mon cœur brûler, et l’instant d’après je suis glacée de partout en pensant que toutes les émotions que tu m’as données ne reviendront plus.
Pardonne-moi Valentin.

Très ému à nouveau par les regrets de son ancienne amie, Valentin hésita : devait-il lui répondre sur cette seconde partie ?
Rapidement il se rendit compte qu’y donner suite serait reconnaître qu’il avait pris connaissance du texte caché du précédent courriel. Avec un peu de navrance dans le cœur, il rédigea sa réponse dans le même style que celle de la veille.
« OK pour demain à midi. »

À midi, avec une ponctualité remarquable, il sonna à la porte de la villa des Gilmore. Celle-ci, sans avoir l’aspect ostentatoire et prétentieux de celle de leur voisins les Dubois de la Capelle, était néanmoins une jolie et solide bâtisse de style savoyard. Du petit perron de la porte d’entrée, la vue sur le lac était magnifique. Valentin n’eut que quelques secondes pour en profiter, la porte s’ouvrit sur le sourire crispé et les yeux bleus interrogatifs et pleins d’espérance d’Emily.
— Bonjour Valentin.
— Bonjour.
Il ne fit pas le geste d’avancer son visage pour lui faire la bise, ne tendit pas non plus la main. Il resta sur place, lui laissant la décision de la suite.
— Entre, mes parents t’attendent, finit-elle par dire.
Quand il pénétra dans le confortable salon, Émilienne Gilmore, la mère d’Emily sortit de la cuisine et vint l’embrasser chaleureusement sur les deux joues.
— Bonjour Valentin, quel plaisir de te revoir. Comment vas-tu depuis ton séjour au ski ? Emily ne nous dit rien.
— Bonjour madame Gilmore, je vais aussi bien que possible, je vous remercie.
— Mon mari arrive de suite, je te laisse aux bons soins d’Emily en l’attendant. Je retourne à mes fourneaux, dit-elle avec son charmant sourire.
Restés seuls, les deux adolescents se regardèrent, elle toujours crispée mais encore pleine d’espoir, lui apparemment stoïque mais intérieurement perturbé. Le silence entre eux perdurait, devenait gênant.
— Tu n’as pas lu mes messages ? finit-elle par dire à voix presque basse.
— Je t’ai répondu, affirma-t-il comme une évidence en s’efforçant de rester impassible.
Elle une grimace de déception mais enchaîna aussitôt.
— Qu’est-ce que tu vas dire à mes parents ? fit-elle en baissant encore d’un ton.
— Si tu veux parler de notre... situation, la vérité, s’ils me posent des questions.
— Tu ne me laisses aucune chance ?
— La chance n’a plus rien à voir dans notre histoire, la confiance si. Pour être mon ami il faut mériter ma confiance.
— Si tu savais Valentin comme je regrette de...
Emily n’eut pas le temps de finir sa phrase, son père entra, imposant d’emblée sa forte présence.
— Ah, Valentin, je suis very happy de te revoir, lui dit-il en lui secouant fortement la main. How are you ?
— Tout va bien monsieur Gilmore, merci.
— Je sais que tu parles très bien l’anglais, je t’ai vu à BBC. Wonderfull ! Je suis content que tu sois l’ami de Emily.
— Mon père est savoyard et ma mère australienne. J’ai appris parallèlement le français et l’anglais. C’est pour cela que j’ai parait-il un léger accent australien avec une pointe d’accent français quand je parle votre langue.
— C’est un accent charmant Valentin, dit Emilienne Gilmore en pénétrant dans le salon avec un plateau chargé de verres et d’amuse-gueule. Tu peux servir l’apéritif Emily ?
— Oui bien sûr. Qu’est-ce que tu prends Mum ?
— Je vais me faire une orange pressée, sers les autres, je reviens tout de suite.
— Un scotch pour vous Dad ?
— Yes, avec un peu d’eau plate.
— Pour moi ce sera un coca et toi Valentin ?
— Un verre d’eau du lac.
— Oh oh oh, rit le père d’Emily, tu bois l’eau du lac toi ?
— Oui monsieur Gilmore, mais vous aussi dans votre whisky, l’eau de Saint Thomas provient de notre lac. A propos de Saint Thomas, comment va votre nouvelle entreprise ?
— Le local est maintenant opérationnel. Quand le Brexit sera effectif, le commerce restera possible avec l’Europe grâce à mon implantation ici.
— Vous œuvrez dans quel domaine ?
— Emily ne t’a rien dit ?
— En dehors de la classe au collège, nous ne nous voyons pas sinon fortuitement.
— Que veut dire fortuitement Emily ?
— By accident, Dad.
— Pourquoi seulement par hasard Emily ? demanda sa mère.
Comme Emily ne répondait pas, Valentin, du ton le plus léger qu’il put expliqua avec un sourire préfabriqué :
— Simplement parce qu’elle n’a pas les mêmes amis que moi. Donc nous parlions de votre profession monsieur Gilmore, quel est votre créneau ?
— Créneau ? Ah, oui. Importation et vente de matériel sportif dans toute l’Europe, c’est pour cette raison que j’ai installé un atelier, entrepôt et bureaux ici, proche de la Suisse et de l’Italie. Ma société importe des équipements de sport et en assure la distribution en Europe. À part le ski, es-tu sportif Valentin ?
— J’aime faire du vélo, nager, randonner en montagne. J’ai tout récemment couru le mille mètres au championnat inter-collèges. Tous mes amis sont sportifs ou aiment le sport.
— Ma fille n’est pas très sportive et cela me désole.
— Oh, Dad, quand même, je fais du ski.
— Nous allons passer à table ! dit Émilienne Gilmore, allons dans la salle à manger. Emily, guide et place ton ami.
Emily se leva et malgré une légère réticence de celui-ci, prit la main de Valentin et l’entraîna vers la salle à manger qui comme le salon donnait sur la magnificence du lac.
— Salade de tomates et crevettes pour commencer, tu aimes Valentin ?
— J’aime... presque tout madame Gilmore.
— Pas comme ma fille, elle est difficile.
— Je crois qu’on ne choisit pas ce qu’on aime et ce qu’on n’aime pas, madame.
— Parlons de ton émission à la BBC, tu m’as impressionné Valentin. Avais-tu le trac ? demanda Peter Gilmore. Ça ne se voyait pas.
— J’avais peur avant mais une fois l’émission commencée, je me suis contenté d’être moi.
— Participer à ce genre d’émission à ton âge, c’est exceptionnel ! jugea la maman d’Emily, qu’en penses-tu Emily ?
— Oui, il a été très bon, répondit-elle.
— Sur le fond de l’affaire, s’attaquer à un individu qui pèse deux fois son poids demande une bonne dose de courage.
— C’est ce qu’a dit un intervenant au téléphone pendant l’émission, sourit Valentin, une personne de Brighton appelant de France.
— Tu connais du monde à Brighton, Valentin ? s’enquit Émilienne en souriant également à la finesse de Valentin.
— Je m’y suis déplacé depuis Londres pour voir une amie... de passage.
— Nous t’empêchons de manger avec nos questions. Finis tes tomates, je vais chercher les diots à la polenta, tu aimes ?
— C’est très local, j’aime tout ce qui est savoyard.
— Et ma fille, s’est-elle bien adaptée dans la classe ?
— Elle s’est rapidement intégrée dans un groupe que vous avez peut-être aperçu dans le film de la BBC sur moi, mais c’est à elle qu’il faut le demander, éluda Valentin avec un sourire un peu crispé.
— Ah, yes, avec ces jeunes filles qui se ressemblent et ces garçons qui faisaient les clowns devant la caméra ? Ce sont des personnes bien ?
— Permettez-moi de ne pas émettre de jugements dans lesquels mon ressenti personnel prendrait trop de place.
— Mais toi Emily, tu a un avis sur ces camarades ? demanda sa mère.
— Je ne suis pas sûre d’avoir fait les bons choix. C’est ce que tu penses Valentin ?
— J’évite de penser pour les autres. J’aime trop ma liberté pour influencer la tienne, répondit le garçon, plus durement qu’il n’aurait voulu.
— Qu’est-ce que vous voulez dire tous les deux ? s’inquiéta Émilienne, vous vous êtes disputés ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Dis-moi Emily.
Le visage de la jeune fille se décomposa, elle cacha sous la table ses mains agitées, ses yeux s’embuèrent. Elle réprima un gros sanglot puis, incapable de s’expliquer, se leva et quitta précipitamment la salle à manger, laissant son assiette à moitié pleine.
— Qu’est-ce qui se passe ? Valentin, tu comprends quelque chose ? demanda Peter stupéfait.
— Je ne peux vous donner que ma version, mon ressenti, je ne veux pas parler à sa place. Tout ce que je peux vous dire, c’est que nous avions sympathisé en devenant correspondants puis en nous retrouvant au ski et enfin lors d’une réunion de classe chez Charles-Henri votre voisin. A la rentrée de janvier, elle a préféré aller avec des élèves de la classe qui ne sont pas particulièrement mes amis, c’est tout. Je ne la juge pas, c’est ainsi, c’est son choix. Peut-être vous donnera-t-elle des explications, moi je ne le peux pas. J’ai apprécié votre invitation, j’ai beaucoup de sympathie pour vous mais vous comprendrez que maintenant il faut que je prenne congé. Au revoir madame, au revoir monsieur Gilmore, je vous souhaite la pleine réussite de vos projets en France et j’aurai toujours plaisir à vous saluer quand je passerai sur la promenade des Roselières.