VALENTIN ET COMPAGNIE

17. LES CHASSEURS

Valentin, écouteurs aux oreilles, assis chez lui au soleil sur le banc du jardin, se régalait nonchalamment de la musique enregistrée sur son smartphone quand l'intensité du son baissa et son écran s'alluma. « Pauline appelle » lut-il tandis que la photo de la jeune fille s'affichait. « Tiens Pauline... Elle n'a pas l'habitude de m'appeler, que peut-elle me vouloir ? » Valentin accepta immédiatement la communication.
— Oh Valentin, merci de me répondre, peux-tu venir tout de suite jusque chez moi, je suis seule à la maison et il y a tous ces hommes dehors avec leurs fusils et il veulent...
— J'arrive ! coupa Valentin sans demander plus d'explications.
Il sauta sur son VTT et avala les trois kilomètres séparant la maison de ses grands-parents de celle de Pauline à la vitesse d'un poursuiteur de vélodrome. Moins de dix minutes après malgré le faux plat montant de la route, il arrivait au petit portail de la maison de son amie au milieu d'un concert d’aboiements. Un homme, grand et maigre, en tenue camouflée, fusil cassé dans le creux du bras gauche, l'arrêta d'un geste de l'autre main.
— Stop jeune homme, on ne reste pas ici, c'est dangereux.
— Comment, pourquoi, que se passe-t-il ?
— Battue de chasse en cours, tu dois partir.
— Dis-donc machin, j'ai le droit de rentrer dans cette maison quand même ! Et en quel honneur te permets-tu de me tutoyer et de m'interdire de visiter mes amis ?
— Bon rentre vite et montre-toi plus respectueux envers les adultes.
— Je respecte les gens respectables et toi avec ton fusil tu me parais...
— Oh, Lucien, qu'est-ce qui se passe ?, fit un petit gros vêtu d'un treillis vert et également armé d'un fusil à deux coups. Fais vite partir ce gamin et qu'on en finisse !
— Vous êtes combien de tueurs comme ça autour de la maison ?
— Toi, ou tu rentres ou tu te tires vite fait, tu as compris, morveux ?
— Sinon ?
— Sinon je t'en colle une et tu partiras quand même, s'énerva le premier chasseur.
Valentin estima en avoir assez fait sans prendre trop de risques, jeta un regard de défi aux deux chasseurs qui s'étaient regroupés, ouvrit le petit portail et pénétra dans le jardin de la maison de son amie. Pauline devait guetter car la porte s'ouvrit dès qu'il se présenta.
— Pauline, qu'est-ce qui se passe, pourquoi ces deux hommes armés sont-ils là ? questionna immédiatement Valentin.
Émue aux larmes, Pauline avala plusieurs fois sa salive avant de pouvoir répondre.
— Dans le jardin... un cerf... ils veulent le tuer... lâcher les chiens pour le déloger...
— Attends Pauline, du calme. Tu veux dire qu'un cerf poursuivi par des chiens a trouvé refuge dans ton jardin en sautant la barrière et que les chasseurs là dehors veulent l'abattre ?
Pauline renifla et acquiesça de la tête.
— Mais je n'ai pas vu de cerf dans le jardin !
— Dans le verger derrière la maison, il s'est réfugié. Le verger est clos par trois murs et devant il y a la maison avec juste un passage le long du garage, viens voir par la fenêtre de ma chambre...
— Qu'il est beau ! Comment peut-on vouloir tuer un si bel animal qui ne demande rien à personne et ne cause pas de dégâts. Si je comprends bien, les chasseurs attendent sa sortie pour le descendre.
De nouveau, Pauline hocha la tête, les larmes lui revenaient aux yeux.
— Qu'est-ce qu'on peut faire Valentin ? hoqueta-t-elle.
— À quelle heure rentrent tes parents ?
— Pas avant sept heures.
— Donc ça va être à nous de jouer. Voyons... D'abord les chasseurs n'ont pas le droit de tirer en direction d'une maison donc tant que le cerf reste là dans ton verger, il ne craint rien.
— Oui mais s'ils lâchent les chiens, il va prendre peur et essayer de s'enfuir et là...
— C'est le risque. Il va falloir neutraliser les chiens. Combien y a-t-il de chasseurs, je n'en ai vu que deux ?
— Ils sont cinq et autant de chiens.
— OK Pauline, je peux te demander d'appeler tous les copains et copines pour qu'ils viennent le plus vite possible. Ne perds pas de temps à donner des explications. Appelle-en deux et demande de relayer. Nous avons un quart d'heure avant qu'ils arrivent. J'ai vu que vous avez une haie de noisetiers, je peux couper quelques branches ?
— Oui, vas-y, il y a des outils dans le garage.
— Tu as de la ficelle solide ?
— Dans le garage également, sur l'établi. Que veux-tu faire ?
— Des arcs et des flèches.
— Mais pourquoi ?
— Pour chasser les chiens des chasseurs s'ils entrent dans la propriété, répondit Valentin en ouvrant la porte de la maison pour se diriger vers le garage attenant.
— Hep toi là, laisse-nous entrer, répéta le grand maigre, personne n'a le droit de détenir un animal sauvage, nous allons faire sortir cette bête.
Valentin fit celui qui n'entendait pas.
— Oh ! Tu es sourd ? Tu n'as pas le droit d'héberger un animal sauvage ! C'est la loi.
Sans répondre, Valentin sortit son smartphone et photographia le chasseur qui peinait à retenir son chien, puis il ouvrit la porte du garage. Une scie égoïne électrique à batterie se trouvait sur l'établi au milieu d'autres outils. Valentin pressa la gâchette de l'outil qui chantonna immédiatement. À nouveau dehors, muni de la scie, il fut derechef interpellé par le même chasseur épaulé par un de ses confrères.
— Hé toi, tu n'as toujours pas compris ? Va dans ton verger et oblige ce cerf à sortir !
— C'est facile, dit l'autre, il suffit de lui faire peur en faisant de grands gestes avec le bras, comme ça... Pour toute réponse, Valentin posa la scie au sol et fit une nouvelle photo de l'homme gesticulant, puis s'accroupit au pied des noisetiers et sectionna cinq baguettes du diamètre d'un pouce de main. Il ramassa ensuite sa cueillette et repartit vers le garage resté ouvert.
— Il se fout de nous ! s'énerva le petit gros. Tu nous écoutes oui ou non ? Fais sortir ce cerf, c'est notre chasse, c'est notre gibier, il est à nous !
Valentin s'arrêta une seconde, le regarda droit dans les yeux, sans sourire, sans manifester non plus d'énervement. Le grand maigre fit claquer son fusil en le refermant. Prestement Valentin posa scie et baguettes, reprit son appareil qu'il avait volontairement laissé en position photo et mitrailla le chasseur de plus en plus énervé.
— Tu effaces ces photos et tu vas faire repartir ce cerf !
Les chiens aboyaient furieusement et tiraient sur leurs laisses. Calmement, sans répondre, Valentin entra dans le garage dont il laissa la porte entrebâillée. À l'aide de la scie égoïne, il sectionna les tiges de noisetier à un mètre vingt de longueur, entailla les deux extrémités de chaque bâton. Une pelote de ficelle en nylon tressé se trouvait dans la rainure de l'établi. Il en coupa cinq brins d'un mètre cinquante et en ligatura les extrémités aux bouts des bâtons sans cintrer ces derniers. Il tailla ensuite les scions restants et confectionna dix flèches bien droites dont il effila pour chacune l'extrémité la plus grosse et tailla des encoches à l'autre bout au calibre de la ficelle. Il avait à peine fini que Florian se présenta. Le grand maigre à nouveau tenta de s'interposer :
— On ne passe pas, on ne rentre pas...
Valentin ouvrit grand la porte du garage et articula d'une voix forte : — Entre Florian !
— Qu'est-ce qui se passe, Val ?
— Je vais t'expliquer mais on attend les autres. Tiens voici Olivier et Quentin. Par ici ! cria-t-il avant que les chasseurs aient pu dire quoi que ce soit, posez vos vélos contre la barrière, entrez dans le jardin.
Valentin remarqua que trois autres chasseurs s'étaient regroupés derrière les deux premiers.
— Voici Amandine, Mathilde et Bouboule, dit encore Florian.
— Donne-leur les mêmes instructions, s'il te plaît, les vélos en file contre la barrière.
— OK, et voici Gilles qui arrive.
— Rassemblement dans le garage pour les explications.
Pauline sortit de la maison et annonça que ni Lucie ni Eva ne pouvaient venir et qu'elle n'avait pu joindre Margot.
— Tant pis, je pense qu'on sera assez. Pauline, raconte le début de l'histoire si tu veux bien. Je ressors surveiller les chasseurs.
Ceux-ci s'étaient éloignés. Regroupés en rond, ils semblaient discuter ferme avec de grands gestes impérieux. Les amis sortirent du garage.
— Ils veulent voir le cerf, expliqua Pauline, je les emmène à la fenêtre de ma chambre pour ne pas l'effaroucher davantage.
Les chasseurs jetaient de fréquents coups d’œil vers la maison et ne semblaient pas disposés à lever le siège. L'un d'eux, le grand maigre qui semblait être le meneur se détacha du groupe et s'avança vers la barrière du jardin. Valentin, smartphone opérationnel à la main, solidement campé sur ses jambes écartées, visage inexpressif, attendait l'initiative de ses adversaires.
— Écoute mon garçon, je crois que nous sommes partis sur de mauvaises bases. Alors voilà, on te donne cinquante euros et tu fais partir l'animal qui est sûrement en train de saccager ton verger.
— Cinquante euros ! C'est la valeur que tu donnes à la vie de ce splendide animal. À combien estimes-tu la valeur de ton chien aboyeur qui pèse dix fois moins, cinq euros ?
— Ça n'a rien à voir, un chien n'est pas un gibier. Alors, c'est d'accord ? Si tu as peur de le faire, laisse-moi rentrer.
Valentin s'approcha de la porte restée entrebâillée et cria :
— Les gars, les filles, venez tous !
Quelques secondes après le chasseur faisait face à huit adolescents à l'air déterminé.
— Écoutez-moi, reprit Valentin, l'homme au fusil qui est là nous propose cinquante euros pour qu'on le laisse tuer le cerf !
— Il est malade ce mec ! s'exclama Florian. Pas question pour moi, appuya Pauline, moi non plus, hors de question, je ne veux pas, jamais, rien à faire, il peut toujours se brosser... Aucun des amis ne voulut donner suite à la tentative de corruption du chasseur.
— C'est non ! signifia Valentin à l'intention du grand maigre. En aucun cas nous ne laisseront cet animal mourir, en aucun cas ! Nous vous demandons de partir d'ici tous les cinq !
L'homme pinça les lèvres et agita un index menaçant en direction des jeunes.
— Ah c'est comme ça, alors vous allez voir... dit-il et sans finir sa phrase, il retourna vers le groupe des quatre autres chasseurs.
Valentin d'un geste attira l'attention de ses amis qui firent cercle autour de lui.
— Ils ne vont pas abandonner, ils vont revenir et cela pour deux raisons, un, ce sont des mecs qui se sentent plus forts que les autres parce qu'ils sont armés et parce que c'est leur abominable nature de tueurs d'animaux. Ils n'accepteront jamais de s'être laissé dominer par des jeunes comme nous et deux, ils considèrent que le cerf leur appartient. Comme ils n'ont pas le droit de tirer des coups de feu en direction d'une habitation donc ils vont essayer de déloger l'animal pour l'abattre ensuite.
— Ils vont escalader le mur du clos ? s'inquiéta Pauline.
— Non, cela serait une violation de propriété privée. Je pense plutôt qu'ils vont lâcher leurs chiens et les inciter à sauter la barrière. Si les chiens entrent, avec leur flair, ils vont immanquablement aller dans le verger et faire fuir le cerf. C'est un peu pour contrer cette possibilité que je vous ai demander d'aligner vos vélos contre le muret de clôture mais les chasseurs peuvent les déplacer et leurs chiens de toutes façons peuvent sauter.
— Tu es sûr de ce que tu dis ? interrogea Quentin. Ils peuvent se contenter de faire le siège et attendre.
— Non Quentin, il faut qu'ils agissent avant ce soir car la chasse de nuit est interdite.
— Alors ils vont réussir ? déplora Mathilde.
— Non car ils n'aiment pas les animaux mais ils tiennent à leurs chiens. En vous attendant, j'ai fabriqué des arcs et des flèches. Il y en a cinq donc pour Flo, Gilles, Olivier Quentin et moi.
— Et moi, et nous, dit Bouboule en désignant les filles, on compte pour du beurre ?
— Non Pascal. Tu es le meilleur cinéaste de nous tous, maintenant que tu as un bon smartphone, je te demande de filmer tout ce qui va se passer et toi Mathilde, fais de même avec le tien, il vaut toujours mieux doubler les preuves. Amandine, je te confie la réserve de flèches, si nous devons nous servir de nos arcs, tu devras nous réapprovisionner.
— Et moi ? demanda Pauline.
— Écoute Pauline, comme il s'agit de ta maison et pour éviter toute vengeance contre toi, je préfère que tu n'interviennes pas. Notre problème est l'inverse de celui des chasseurs. Il faut que nous tenions jusqu'au retour de tes parents...
— Vers dix neuf heures, précisa Pauline.
— Il fera presque nuit à ce moment là, observa Gilles.
— Oui et je compte là-dessus car en France je le répète on n'a pas le droit de chasser de nuit.
— Attention, ils s'approchent, prenez vos arcs, tiens Amandine voici le stock de flèches, reste derrière nous. Mettons nous en ligne face à la clôture.
Les chasseurs tirés par leurs chiens avançaient, également en ligne.
— Halte ! cria Valentin, je sais ce que vous avez l'intention de faire avec vos chiens. Je vous préviens que le premier qui saute la clôture ressemblera à une pelote d'épingles !
— Comme Saint Sébastien, dit Pascal qui ne manquait pas de culture. Souriez, vous êtes filmés !
— Cela va faire une belle séquence de film qui fera le buzz sur internet, ajouta finement Mathilde.
Les chasseurs s'étaient encore rapprochés, le chien de l'un d'eux, encore tenu en laisse, tenta de sauter le petit portail. Aussitôt les cinq garçons bandèrent leurs arcs.
— Alors ? nargua Valentin, vous vous décidez ? Qui est prêt à sacrifier son chien ?
Le chasseur grand et maigre qui semblait être le meneur de l'équipe fit de la main un geste d'arrêt en direction de l'homme au chien excité.
— Repli, dit-il en faisant un geste circulaire cette fois.
Les garçons baissèrent leurs arcs et désencochèrent les flèches.
— On a gagné ! triompha Florian, ils battent en retraite.
— Oui mais restons quand même sur nos gardes, se méfia Valentin, ce sont des buses, des têtus ces gens là.
— Comment allons-nous organiser la suite ? s'inquiéta Pauline, on ne peut pas rester indéfiniment dans cette situation.
— On reste tous là et on attends tes parents, rappela Gilles.
— Il y a une autre possibilité, décida Valentin, je ne voulais pas aller jusque là mais comme ils semblent vouloir nous avoir à la patience, je vais me résoudre à appeler Lemoine et lui demander de faire une patrouille en voiture jusqu'ici.
— Qu'est-ce qu'il peut faire ? demanda Olivier.
— Rien, sauf si je lui montre une photo du grand maigre avec son fusil fermé près d'une habitation et, sauf si nous lui montrons les films de Mathilde et Pascal.
— S'il nous dit que les chasseurs ont raison et qu'on n'a pas le droit de garder un cerf ?
— Nous lui feront remarquer que nous ne maîtrisons pas l'animal.
— Que va-t-il devenir ? s'inquiéta encore Pauline avec son bon cœur.
— Dès qu'il fera nuit, et donc que les chasseurs seront partis, tu laisseras ton portail ouvert, le cerf se rassurera et regagnera tout naturellement sa forêt. Vous êtes d'accord ? Alors j'appelle.