VALENTIN ET COMPAGNIE

22. CAGOULES

« Que se passe-t-il Valentin ? Tu tournes en rond aujourd'hui. Tu ne sais pas quoi faire ? » lui demanda sa grand-mère.
— C'est un peu ça. Depuis que je suis arrivé en France, il y a un an maintenant, je me suis fait une douzaine d 'amis et aujourd'hui, aucun n'est disponible. De plus ce ciel gris n'incite pas à sortir.
— Profites-en pour te mettre à jour dans ton travail.
— Je suis à jour, Za, complètement.
— Tous ceux de ton âge jouent avec leur portable, ça ne t'intéresse pas ?
— J'en ai fait le tour de ces jeux. Ou ce sont des trucs de guerre ou ils sont infantiles donc ne m'intéressent pas trop.
— Prends un livre, avec un bon livre on ne s'ennuie jamais.
— Je viens de finir « Les trois mousquetaires » que m'a prêté Margot.
— Regarde la télévision.
— Je n'aime pas trop les émissions du dimanche. En fait, je crois que je n'aime pas le dimanche, le village est mort, les magasins sont fermés, personne dans les rues, les copains occupés...
— Va au cinéma, au ciné-village, je t'offre le billet.
— Quel est le film ?
— Je ne sais pas au juste, regarde la feuille des programmes, elle se trouve sur la table basse du salon... Tu as trouvé ?
— Oui, le film au programme s'appelle « Le sens de la fête ». C'est bien pour moi ça ?
— Je ne sais pas mais les voisins ont vu le film et ils ont beaucoup ri m'ont-ils dit. Il y a une séance à dix sept heures, vas-y et tu nous diras.

Un petit kilomètre, dix minutes de marche... Valentin décida de se rendre à pied au ciné-village. Sur le chemin, il eut fugacement une impression bizarre, comme s'il était suivi. Il se retourna et n'aperçut qu'une personne, de dos, silhouette grise avec une casquette américaine à une cinquantaine de mètres de lui.Il marcha encore deux minutes et se retourna à nouveau. Il vit ce qui lui sembla être la même personne, toujours de dos mais la distance entre eux n'avait pas augmenté. Cela lui sembla étrange mais sans plus. Qui pouvait s'intéresser à lui ? Il tourna à droite vers la passerelle enjambant la rivière, s'arrêta quelques secondes pour tenter d'apercevoir une truite en chasse. Un coup d’œil vers l'arrière lui montra la même silhouette que dans la rue précédente, toujours de dos. « Je me fais du cinéma » pensa-t-il en haussant les épaules. Il longea le cimetière, passa devant le parking presque désert du supermarché, se dirigea vers l'église près de laquelle se trouvait la petite salle de projection.
Le guichet n'était pas encore ouvert et une cinquantaine de personnes attendaient. « J'ai bien fait de partir tôt, on dirait que le film a du succès ». Il sortit son nouveau smartphone et, après consultation de l'écran, le mit sur vibreur, acte indispensable selon lui quand on entre dans un lieu public puis le glissa dans une poche zippée de son blouson. Les gens continuaient d'arriver, derrière lui la queue s'allongeait. Valentin jeta un coup d’œil circulaire : dans le parking du super marché, près d'une des rares voitures stationnées, une silhouette grise qui lui sembla être encore la même, la main collée à une oreille, semblait téléphoner. Le guichet maintenant était ouvert, la queue avançait. Valentin prit son billet et choisit une place assez éloignée de l'écran près d'un mur latéral.
Contrairement à ses voisins et à beaucoup de gens dans la salle, il ne se mit pas à pianoter sur son smartphone mais s'amusa à dévisager les derniers entrants. Il eut la surprise de voir Amandine accompagnée de son père. Il tenta bien de lui faire signe mais celle-ci ne regardait pas dans sa direction.

Le film était drôle, sans prétention. Les spectateurs riaient de bon cœur, Valentin se laissa prendre par l'ambiance joyeuse et rit à l'unisson de la salle.
Quand la séance fut terminée, quand, mine réjouie comme tous les sortants il se retrouva dehors, le soleil quittait le sommet de la plus haute montagne, la pénombre gagnait déjà le bas de la vallée, la brise du soir descendait du col. Il avait totalement oublié la silhouette qui semblait le suivre à l'aller. Regrettant toujours sa solitude, il tenta de retrouver Amandine pour échanger quelques mots mais il ne la vit pas.
Valentin décida de changer de parcours pour son retour. Il se dirigea vers la proche passerelle des peupliers qu'il emprunta pour tourner à droite dans le chemin des morilles qui longeait la rivière. Il eut à nouveau le sentiment d'une présence derrière lui. Il n'eut pas le temps de se retourner complètement, un violent coup derrière les genoux l'obligea à plier les jambes tandis qu'une main l'attrapa par le col de son blouson et le précipita à terre. Il eut le temps de voir un sweat gris sans marques distinctives, une casquette grise également, des yeux clairs sans être bleus et un foulard bordeaux masquant le visage. Deux ombres sortirent des buissons alentour et les coups se mirent à pleuvoir.
— Arrêtez, arrêtez, qu'est-ce que vous voulez ?
— Te faire les poches, connard ! répliqua une des ombres à tête capuchonnée et au visage masqué d'un foulard sombre en lui lançant un coup de poing au visage. Il n'eut pas le temps d'esquiver, son œil gauche lui sembla exploser en une multitude d'étoiles.
Roulé en boule, avant-bras protégeant sa tête, il essaya de prendre appui sur ses genoux pour se relever et tenter de fuir mais un violent coup de chaussure à semelle crantée sur l'épaule le renvoya au sol et un second coup de pied du pointu porté sur son flanc gauche par le même individu le fit hurler de douleur. Il sentit un craquement en bas de sa poitrine avec l'impression de recevoir un coup de poignard. Paralysé par un paroxysme de souffrance, étendu au sol, il ne bougea plus. Des larmes incoercibles mouillèrent instantanément ses joues tant la douleur était intense.
Un violent coup sur la cuisse droite puis un autre sur l'arête du tibia déclencha un réflexe de protection de la jambe avec ses mains mais le mouvement brutal exacerba la douleur dans sa poitrine. Souffle coupé, Valentin allongé sur le sol gravillonné ne fit plus aucun mouvement.Tête inclinée sur le côté, ses yeux accommodèrent sur une paire de baskets aux lacets dépareillés, un vert et un orange. Au milieu d'un océan de douleur, cela lui sembla bizarre. Le frappeur vint se placer vers sa tête et lui bloqua le cou avec son bâton. Ses habits exhalaient une odeur aromatique douceâtre, odeur que Valentin dans sa semi-conscience reconnut. L'autre, celui qui avait porté les coups de pieds et coups de poings se pencha sur lui, une forte odeur de tabac froid imprégnait ses vêtements.
— Vas-y, fouille-le ! ordonna le gars au bâton à celui qui sentait le tabac.
— J'peux pas, il est couché sur ses poches ce connard, râla l’interpellé, aide moi à le retourner, toi dit-il à celui qui avait fait tomber Valentin et qui se contentait d'assister à la scène.
Valentin hurla à nouveau quand les jeunes voyous le manipulèrent mais il ne put s'opposer. C'est au moment où l'un d'eux tentait de dézipper la poche abritant son smartphone que les lampadaires du chemin s'allumèrent. Celui qui l'immobilisait avec le bâton fut éclairé de face. Malgré la douleur, Valentin nota les yeux bleus et un grain de beauté situé exactement au milieu de son front, le reste du visage, comme ceux des deux autres, était masqué par un foulard noué dans le cou. Ils tournèrent tous la tête dans toutes les directions pour détecter la présence d'éventuels intrus. Valentin put voir les yeux noirs de l'un et ceux plus clairs de l'autre. Il cria à nouveau quand celui qui lui faisait les poches toucha son flanc, puis il articula faiblement : « je n'oublie jamais un regard… je peux reconnaître quelqu'un rien qu'à ses yeux... »
— Quel connard ! se moqua le garçon aux yeux sombres qui semblait ne connaître qu'un mot, il chouine comme une meuf.
— Holà, qu'est-ce qui se passe ici ? fit la voix grave d'un homme sur la passerelle.
Les trois voyous se figèrent, puis avec un bel ensemble se dressèrent pour fuir. Valentin banda ses forces et lança un coup de pied de sa jambe valide vers son adversaire le plus proche. Il toucha quelque chose, il lui sembla entendre un craquement puis un corps tomber et glisser sur les gravillons pendant que les pas précipités des autres s'éloignaient.
— Aïe ! Laissa échapper le garçon au sol. Connard ! lança-t-il encore avant de se relever. Le rythme asymétrique de ses foulées laissait penser qu'il avait été touché à une cheville.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda le nouvel arrivant à la voix grave en arrivant vers Valentin.
Incapable de se lever, les yeux fermés, Valentin restait allongé sur le gravier, concentré sur ses cinq douleurs : à l’œil, à la cuisse, au tibia, au cou et au flanc, cette dernière de loin la plus vive. Il entendit à nouveau la voix de l'homme qui se penchait sur lui.
— Est-ce que tu peux te mettre debout ?
Valentin fit un signe négatif de l'index de sa main droite. L'homme se positionna derrière lui, glissa ses mains sous ses aisselles et tenta de le relever. Il hurla de nouveau et l'homme le reposa avec délicatesse.
— Mais c'est toi, Valentin ? fit une jeune voix féminine.
Valentin se força à ouvrir les yeux, surtout le droit car l'autre commençait à se fermer par l'enflure des paupières et du haut de la joue. Des cheveux longs et roux, un visage familier penché sur lui. « Amandine ? » murmura-t-il du bout des lèvres, pour ménager sa gorge meurtrie.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Attaqué.
— Par qui ?
— Sais pas.
— Pourquoi ?
— Sais pas.
— Il ne peut pas rester ici comme ça, dit le père d'Amandine, j'appelle les pompiers. Valentin regarda Amandine au visage marqué par l'inquiétude. De l'index, il lui fit signe d'approcher son visage.
— Dans ma poche... téléphone... préviens mes grands-parents, chuchota-t-il.
— D'accord, quelle poche ?
Valentin posa la main sur le bas de son blouson côté droit et tapota.
Amandine réussit à dézipper la poche et sortit le téléphone.
— Il est bloqué !
— 8.2.5.8.
— Oui, compris, ensuite ?
— Icône verte... Étoile... YancoZa...
— D'accord, qu'est-ce que je leur dis ?
— Ton nom... amie... entorse pas grave... pompiers quand même... Merci Amandine. Valentin sentit qu'on déposait délicatement quelque chose de tiède sur son corps, il ferma les yeux et se laissa aller tandis que dans le lointain retentissait la sirène des pompiers.