VALENTIN ET COMPAGNIE

5. CE QU'AVAIT FAIT VALENTIN

Caché derrière un énorme épicéa, Valentin avait observé la remontée des colons, la recherche du sac d’Eva, l’altercation du moniteur avec Florian puis avec les parents de celui-ci. Il avait souri en constatant l’énergie avec laquelle Florian s’était défendu et la solidarité montrée par sa petite sœur, bondi de colère en voyant l’homme frapper son ami.
Il avait noté l’extrême énervement de Max le moniteur pour quelque chose d’apparemment assez anodin comme la disparition de quelques barres, et la façon dont il s’était calmé quand Carine Marlin avait parlé de porter plainte. Il était évident que l’homme n’avait aucune envie d’étaler cette affaire au grand jour, le moins méfiant des juges aurait trouvé bizarre de faire tant de bruit pour quelques barres énergétiques.
Quelle était la somme mise en jeu par ce trafic ? Valentin se promit d’estimer la valeur des barres de résine et celle des petits sachets de poudre blanche.
Pendant le pique-nique des colons, Valentin réfléchit intensément. Qui était le destinataire du colis et où devait se passer la transaction ? Pas devant tout le monde à l’évidence et le destinataire devait recevoir le colis en Suisse, sinon pourquoi prendre le risque de transporter la marchandise jusqu’ici… Aucun doute, le moniteur allait s’éloigner de son groupe à un moment ou à un autre pour retrouver son correspondant. Il fallait se préparer à le suivre… Le suivre ? Non, trop risqué, l’homme était méfiant et allait forcément se retourner pour vérifier s’il était filé… Donc le précéder ! Oui, mais dans quelle direction ? Voyons, trois chemins seulement partaient du lac, lequel allait-il prendre ? Pas celui de Châtel qui retournait en France, ni celui du Morclan dont le sommet se trouvait également en France, donc il allait fatalement emprunter celui de Morgins.
Contournant le lac par les bois pour rester invisible, Valentin se dirigea vers le chemin choisi. Comment allait-il pouvoir identifier le complice en Suisse du moniteur ? Il buta un instant sur la question. Comment ce complice allait-il venir à la rencontre de son acolyte ?
Le sentier que Valentin venait de rejoindre et qui s’élargissait en un chemin « jeepable » lui donna la solution. Quelques dizaines de mètres plus bas, il aboutit à un petit parking ou plutôt un élargissement localisé du chemin propice au stationnement sur lequel se trouvaient une demi-douzaine de voitures pourvues de plaques suisses immatriculées GE pour deux d’entre elles et VS pour les autres.
Dans l’une de ces dernières, une Audi A6 gris métallisé, un homme assis à la place du conducteur fumait une cigarette en tapotant son volant. « Étrange de rester dans sa voiture par un tel soleil et dans un si beau paysage », pensa Valentin « Il n’est visiblement pas venu pour profiter de la beauté du cadre. »
Il continua, dépassa le petit parking, emprunta le large chemin de descente puis gravit une pente en s’engageant à rebours vers une petite plate-forme herbeuse qui donnait vue sur les voitures. Bien installé dans l’herbe odorante de la montagne, il sortit son smartphone, activa la fonction appareil photo, zooma au maximum et prit un cliché de chacun des véhicules, triplant celui dans lequel se tenait l’homme à la cigarette.
Pour tromper l’attente, il fit une recherche internet sur le prix du cannabis et tomba rapidement sur le site d’un journal très documenté qui détaillait le prix de vente des drogues : cannabis de 3 à 17 euros le gramme, cocaïne de 49 à 74 euros le sachet de un gramme.
« Voyons se dit-il, si je prends les prix moyens, dix euros pour le cannabis, 50 grammes par barre, 10 barres… Sans prendre la peine d’activer sa calculatrice, il calcula de tête, j’arrive à… 5.000 euros, et pour les sachets, 60 euros par dose et j’ai 320 sachets… voyons encore, si je n’avais que 300 sachets, cela ferait 18.000 plus 20 fois 60 pour le restant soit 1200, donc 19.200 euros, plus les 5.000 des barres, j’arrive à plus de 24.000 euros de marchandise ! Je comprends la colère du moniteur et la baffe qu’a reçu mon pauvre Florian ! »
« Est-ce que c’est bien ici que va avoir lieu leur sinistre trafic ? » se demanda-t-il ensuite. Du petit tertre où il se trouvait, Valentin scruta l’aval des lieux. Le chemin empierré se transformait en petite route goudronnée avant de passer vers un chalet ou stationnaient d’autres voitures puis après avoir traversé un petit bois d’épicéas, descendait en serpentant vers la vallée suisse.
« Est-il possible que le rendez-vous soit fixé plus loin, au niveau de ce chalet ? » La réponse lui sembla évidente : le moniteur ne pouvait décemment pas quitter son groupe trop longtemps ni trop s’éloigner au risque de susciter des soupçons. Le rendez-vous devait se faire à l’abri du regard des colons mais suffisamment près pour ne pas avoir à expliquer une longue absence. Valentin décida de miser sur le premier stationnement. Quinze minutes plus tard, il vit se profiler la silhouette du moniteur. Valentin plaça son smartphone sur vidéo et, allongé dans l’herbe, effectua une court enregistrement de l’homme descendant le chemin puis il cadra le véhicule habité. Il déclencha à nouveau son application caméra lorsque le moniteur arriva près de la voiture. Son chauffeur, au mépris de la loi helvétique, jeta sa énième cigarette par la vitre baissée et sembla apostropher son interlocuteur.
Stoppant son enregistrement, Valentin décida de prendre tous les risques, il dévala la pente, et s’approcha innocemment de la voiture à l’opposé du chauffeur. Il relança la vidéo l’air de rien, fit semblant de photographier une belle orchidée tardive au pourpre éclatant dans l’herbe à côté du stationnement puis, se relevant, balaya de son objectif les deux hommes qui parlaient : le moniteur avec véhémence et son interlocuteur avec une voix menaçante. Tendant au maximum l’oreille, il put saisir des bribes de conversation : « ...gamin... parents... pas pu lui faire... » et en réponse : « ...ton problème… » Remontant un peu dans la pente, il se positionna au niveau d’un bouquet de petites campanules bleues, orienta l’objectif de son smartphone vers la voiture et relança la vidéo. Quand il vit Max le moniteur se décoller de l’auto de son complice, l’air innocent, il remonta dans l’herbe de l’alpage, fit encore semblant de photographier des fleurs de lotier puis, toujours remontant rangea son précieux appareil, se dirigea vers un bouquet d’arbres dissimulant le parking et s’assit sur un rocher plat.
« Il faut que j’attende avant de rentrer, apparemment le moniteur n’a pas fait attention à moi mais je suis fatalement passé dans son champ de vision, s’il me revoit, il pourrait se poser des questions... » Valentin ressortit son iPhone pour visionner son travail. Il élimina les photos des autres véhicules, ne gardant qu’un plan large du site et les trois photos de la voiture du trafiquant. De deux doigts il agrandit l’une d’elle et remarqua que la plaque d’immatriculation était parfaitement lisible. Passant aux vidéos, il constata avec satisfaction que, dans la dernière, les voix des deux hommes avaient été captées par les vitres baissées du véhicule lors de son simulacre de photo de fleur. Collant l’appareil à l’oreille, il déchiffra des bribes de conversation : l’homme dans la voiture disait d’un ton glacial : « demain quatorze heures » et l’autre en réponse « quatorze heures, c’est trop tôt, j’ai un groupe » puis « quinze heures deadline ! » Et enfin : « OK, demain en bas ».
Satisfait, Valentin éteignit et rangea son téléphone puis épia le Max qui rejoignait les colons tandis que la voiture entamait sa descente dans la direction de Morgins. Jugeant le moniteur suffisamment loin, il reprit son chemin en passant comme à l’aller au large de la clairière du lac. Le téléphone se mit à vibrer dans la poche pectorale de son tee-shirt. Son ami Florian lui envoyait un premier message.
Après quelques échanges annonçant son retour, soucieux de présenter une raison plausible à sa longue absence, il photographia encore quelques fleurs, prit une vue panoramique du lac dans son écrin de montagnes, enregistra la vidéo d’un parapentiste s’élançant du Morclan voisin puis, satisfait, repartit vers leur lieu de leur pique-nique.