Monsieur Auguste Lemercier appuya son cyclomoteur contre un baliveau de hêtre, suffisamment en retrait de la route pour que son engin ne puisse pas être aperçu. Pour plus de sécurité, il entrava la fourche de la roue arrière grâce à un antivol à chiffres qu’il fit passer autour du tronc de l’arbre, puis il brouilla la combinaison. « On n’est jamais trop prudent ! » se dit-il.
Il passait pourtant peu de monde sur cette route forestière qui va d’Annecy au sommet du Semnoz. Il ne restait que peu de touristes étant donné la saison bien tardive, et il s’agissait surtout de personnes d’un certain âge, des retraités qui montaient en voiture jusqu’au Crêt de Châtillon pour jouir du superbe panorama sur les Alpes.
Monsieur Lemercier libéra le sandow qui fixait son panier de pêcheur de truites sur le porte-bagages et en boucla la courroie autour de ses reins. Il sortit un « opinel » d’une poche de son pantalon de treillis et tailla une badine de noisetier, fort utile pour fouiller les buissons de myrtilles et pour écarter les ronces qui cachent souvent les plus belles chanterelles.
Il marcha pendant une dizaine de minutes en direction de son coin favori. L’époque était propice à la cueillette des champignons. Deux semaines auparavant, quelques journées de pluies continues avaient marqué la fin de l’été, détrempant l’humus des sous-bois et, à l’époque de la nouvelle lune, se produisaient toujours d’extraordinaires poussées.
Quelques bolets bleuissants ponctuaient la mousse. Des lignes de clitocybes nébuleux aux chapeaux couleur de nuage d’orage soulevaient les premières feuilles mortes éparses. Monsieur Lemercier, bien que les sachant comestibles ne s’arrêta pas, préférant s’agenouiller quelques pas plus loin: il venait de repérer une poussée de craterelles.
Tout en cueillant avec un soin méthodique les petits champignons à l’odeur prononcée de mirabelle, auxquels il coupait avec soin le pied terreux avant de souffler sur le chapeau pour ôter les brindilles qui s’y accrochaient, monsieur Lemercier songeait...
Monsieur Auguste Lemercier songeait que dans deux ans l’heure de la retraite aurait sonné pour lui. Finis les levers à six heures du matin et les interminables permanences à la loge du petit collège où il assure les fonction de concierge.
Concierge, ce n’est pas vraiment un travail fatigant... Mais il faut toujours être là ! Avant les autres ! S’occuper du portail d’entrée, répondre au téléphone, aiguiller les fournisseurs et les parents d’élèves vers les bureaux concernés...
Et quand tous les autres, travail fini, ont déserté le collège, il faut encore assurer l’entretien, le ménage des locaux et le balayage de la cour : des journées de douze heures, voire de quatorze les soirs de conseils de classe... et même de seize avec les réunions de parents.
Le plus pénible, c’est la sonnette du portail car il faut que la porte d’entrée soit close à l’heure de la reprise des cours. Monsieur Blanc, le Principal, est intransigeant à ce sujet. Alors, les élèves en retard doivent demander l’ouverture... Oh, rarement plus de dix minutes à stationner près du bouton de déclenchement de la serrure électrique.
Mais le plus dur à supporter, ce sont les plaisantins : des gamins, et même des plus grands, qui trouvent désopilant de se payer une « partie de sonnette. » Toutes générations d’élèves ont pratiqué ce petit jeu, morcelant ses repas, coupant la lecture de son journal, couvrant le son du transistor, hachant ses émissions préférées à la télévision.
Dans les débuts, il avait bien essayé de réagir, d’abord seul, en hurlant quelques menaces bien senties, mais cela n’avait fait qu’exciter un peu plus ces petits voyous; ensuite en parlant à monsieur Blanc qui avait téléphoné à la police. L’apparition des uniformes avait été magique, dispersant les garnements. Mais ils étaient revenus le lendemain, plus agressifs qu’avant.
Alors il avait pris son mal en patience.
Plus inquiétant encore, depuis quelque temps, c’était ces jeunes, habillés de noir, avec des rangées de clous chromés sur leurs blousons, chaussés de rangers, les cheveux atrocement colorés, qui, de plus en plus souvent venaient s’adosser au mur de l’établissement ou s’asseoir sur le trottoir en fumant des cigarettes informes. Quelques « grands » de troisième discutaient avec eux à la sortie des classes. Pire, il arrivait que certaines dévergondées du collège se laissent embrasser, sans même chercher à se cacher !
Monsieur Lemercier, le panier de pêcheur aux trois-quarts plein de craterelles et de trompettes des morts, freina devant le portail. Un pied posé sur le sol, il sortit de sa veste de treillis le passe-partout qui ouvrait presque toutes les serrures de l’établissement et débloqua la lourde porte pour garer son cyclomoteur dans l’appentis qui, jouxtant son logement de fonction, le prolongeait en saillie dans la cour de récréation.
« Hé Migue, mate le cube ! »
La bande était là!
Trois garçons et deux filles.
Guste en connaissait un : un ancien du collège, celui qui venait de se faire héler: Miguel Santo. Miguel, le jour de ses seize ans, avait décidé d’arrêter les frais et de quitter l’école : un bahut de merde où ces cons de profs pouvaient pas le saquer ! Ce qui ne l’empêchait pas de venir tous les jours roder dans le coin sur sa mobylette kitée, assourdissant le quartier avec son pot d’échappement trafiqué.
Les autres, Guste les avait souvent repérés mais il ne connaissait pas leurs noms. Il y avait là un grand dégingandé vêtu d’un jean sale qui laissait, par une déchirure, voir une partie de sa cuisse maigre et blanche. Son blouson de cuir noir râpé était surchargé de parements métalliques. La nuque et les tempes rasées rendaient encore plus agressive une crête de cheveux dressés, d’une couleur abominable. Les autres l’appelaient Féfé.
L’uniforme du troisième garçon, un petit rouquin à l’oeil vif, était plus sobre : blouson et pantalon de jeans usés et rapiécés. Pas de mob pour lui, mais un vieux vélo de bicross qu’il utilisait avec une adresse diabolique, terrorisant les petites vieilles sur les trottoirs, roulant à pleines pédales en sens interdit, exaspérant les automobilistes qu’il obligeait à piler, sautant adroitement les bordures, sortant tout son répertoire d’acrobaties quand un public, spontanément, se formait.
Le maquillage appuyé des deux filles faisait qu’elles se ressemblaient: rouge violacé débordant des lèvres, vert autour des yeux, ongle marron, bagues de pacotille. Un semblable chapeau mou sur des cheveux en mèches, noirs et luisants, accentuait la ressemblance. Une chemise de grand-père aux pans asymétriques, débordant d’une veste d’homme estompait le corps de l’une tandis qu’un boléro noir, volontairement trop court, contenait mal l’abondante poitrine de l’autre fille de la bande.
Guste ignora le sarcasme et remisa son engin. Emile, le factotum de l’établissement, l’homme indispensable du collège, qui résolvait avec habileté tous les petits problèmes matériels: réparations diverses, vitres à remplacer, peintures à refaire... était son invité à dîner. Pas question de gâcher la soirée pour un quolibet cent fois entendu!
Mimile, comme lui, appréciait sa casserolée de champignons à l’ail et au persil ainsi que sa mondeuse qu’il faisait venir directement d’Arbin où s’élabore un des meilleurs vins rouges de Savoie. Guste aimait boire avec des amis, mais il ne détestait pas non plus vider seul une bouteille pour accompagner le quart de tome des Bauges où le demi reblochon de Manigod qui constituaient bien souvent son repas du soir. Il avait bien conscience que c’était boire un peu plus que de raison, mais, une fois à table, il n’y pensait plus et n’aurait pas bien admis qu’on le lui rappelât.
Dans la journée, de temps en temps, une petite soif le prenait, alors il vidait rapidement un ballon de gamay de Savoie dont l’acidité le désaltérait momentanément. Guste mettait un point d’honneur à ne boire que du vin bouché, meilleur au goût et meilleur à la santé, disait-il.
Ce soir-là, après le deuxième verre, il oublia la bande d’adolescents qui l’avait un instant inquiété et se mit à préparer ses champignons.