Monsieur Blanc, installé derrière le bureau au bout de la salle du conseil, dos à la fenêtre, couvrait du regard les deux rangées de tables où venaient de prendre place les professeurs. Il regarda sa montre: six heures et cinq minutes.
— Mesdames messieurs, s’il vous plaît, faites silence ! Bon, commençons : conseil de classe de troisième D. Qui est professeur principal ? Ah oui, c’est vous monsieur Mermillod. J’ai l’impression que tous vos collègues ne sont pas là !
— Si, monsieur le Principal, car j’ai là les avis écrits de Madame Landais pour l’allemand, de madame Balmaz en éducation physique filles ainsi qu’un billet de monsieur Laravoire et un autre de madame Meyer.
— Bien, nous pouvons donc commencer. Monsieur Mermillod, à vous de diriger les débats.
Le professeur de français compulsa son carnet de notes pendant quelques secondes et s’éclaircit la voix.
— Je pense qu’il serai bon de faire d’abord un tour de table afin de définir l’ambiance générale de la classe, ensuite nous pourrons examiner les cas particuliers ou difficiles. Pour ma part, je suis assez satisfait de cette classe qui est vivante, intéressée, plaisante, surtout à l’oral. Je suis un peu moins content en ce qui concerne le travail écrit qui est hâtivement fait me semble-t-il. Je parle des travaux exécutés à la maison bien entendu. Est-ce votre avis monsieur Vanderaert ?
— En mathématiques, trois élèves seulement méritent la moyenne ! Leçons non sues, travail personnel inexistant, manque d’attention en classe, l’ensemble est nul, plus que nul !
— D’accord avec vous monsieur Vanderaert, appuya madame Duparc, professeur de physique. Et en plus, c’est très difficile d’obtenir le silence.
— C’est pareil en biologie, ajouta madame Golova, rien à en tirer. Les classeurs sont très mal tenus et, à part quatre élèves, ils n’apprennent pas leurs leçons. J’ajoute que beaucoup se montrent très insolents, en particulier les garçons.
— Avec moi aussi, reconnut madame Lavail, ce matin, par exemple, sur vingt sept élèves, quinze seulement avaient leur flûte !
— Monsieur Combat, en anglais ?
— À l’unisson, monsieur Mermillod. Je me demande vraiment comment cette classe a été constituée pour obtenir un tel ramassis de cancres !
Le principal sursauta devant l’insinuation.
— Je vous en prie, ne commencez pas ! Vous savez très bien que l’an dernier cette classe était... disons acceptable. Mais il suffit de quelques meneurs pour pourrir l’ambiance.
Monsieur Combat ne baissa pas les armes aussi vite.
— Malheureusement, les quelques élèves qui ont les moyens de s’en sortir ne le pourront probablement pas car on passe son temps à faire de la discipline et on n’avance pas ! Il ajouta en se tournant vers le professeur de français : vous allez avoir un sacré travail pour l’orientation des jeunes de cette classe ; vous n’allez pas voler votre juteuse indemnité de professeur principal !
— J’en ai peur... Je vous résume les billets des collègues absents. C’est à peu près l’unanimité pour reconnaître que cette section est une des pires que nous ayons eues.
— Permettez, permettez ! C’est extraordinaire à la fin ! Quand le français, les maths et l’anglais se sont exprimés, on considère que tout est dit. Je ne suis pas d’accord, j’ai également mon mot à dire et je ne suis pas de votre avis ! C’est une classe très dynamique, très douée physiquement et qui ne demande qu’à s’exprimer. Sur treize garçons, sept viennent à l’association sportive et je fonde de grands espoirs sur eux pour remporter le titre départemental en volley-ball cadet...
— Cadet, c’est quel âge monsieur Lathuille ? demanda perfidement le professeur d’anglais.
— Quinze et seize ans, vous êtes passé par là vous aussi !
— Alors, ils ont doublé au moins une classe vos champions car je vous rappelle que l’âge normal en troisième, c’est quatorze ans !
— Ce n’est pas parce qu’on a redoublé une classe qu’on est un bon-à-rien ! Mes champions comme vous dites sont aussi vos élèves et...
— Bon, bon, monsieur Lathuille, coupa le principal, ils ont au moins ça pour eux, mais malheureusement cela ne suffira pas pour réussir une bonne seconde. Passons aux cas individuels. À vous monsieur Mermillod.
— Audibert Caroline... petite moyenne, pourra peut-être s’en tirer avec plus de travail... d’accord ?
— Bouchard Fabienne... aucune note supérieure à huit sur vingt... pense à sa toilette, à sa coiffure, à ses petits copains, ce qui lui laisse bien peu de temps pour le travail.
— C’est une jolie fille, elle s’en tirera ! ironisa monsieur Combat.
— En attendant, je propose un avertissement du conseil de classe. Pas d’objection ?... Avertissement de travail et de discipline pour Bouchard.
— Chapelle Yannick... peu de moyens, pas de travail, la seconde semble dès maintenant exclue... Attendons encore.
— Collu Emmanuel... vaut à peu près douze et a bien du mérite à travailler dans cette ambiance détestable. Je propose les encouragements du conseil. Oui monsieur Lathuille ?
— C’est mon moins bon, mais il est gentil et fait ce qu’il peut, alors je ne m’oppose pas.
— Donc encouragements puisqu’il n’y a pas d’avis contraire. Ensuite, c’est Dumarest Mélanie... Quel désastre ! Sept, quatre, zéro, huit. Que se passe-t-il pour Mélanie ? C’était une élève convenable en quatrième pourtant !
— Je crois qu’il y a un gros problème familial, ses parents se séparent et Mélanie ne l’accepte pas. Elle est en pleine phase d’opposition et refuse d’être aidée. Aussi, poursuivit monsieur Blanc, je vous demande de continuer à la traiter tout à fait normalement. C’est le mieux que vous puissiez faire pour elle. Continuons.
— Ensuite, c’est Géraldine Gattaz... Des moyens, une certaine vivacité d’esprit, mais les résultats sont en baisse régulière depuis le début de l’année scolaire.
— Je subodore une amourette derrière cette baisse, fit le professeur d’anglais.
— C’est fort possible, et je crois connaître l’élu, appuya monsieur Lathuille. C’est Vincent Lebrun ! Hier, je les ai surpris en train de s’embrasser à bouche que veux-tu dans une traboule des vieux quartiers, et dans la cour, ils ne se quittent pas. J’ai remarqué, parallèlement, que l’assiduité de Vincent aux entraînements du mercredi laissait à désirer ces derniers temps.
— Nous verrons le cas de Lebrun tout à l’heure. Quelles sont les notes de Géraldine ?
— En français, douze, neuf, cinq.
— En maths, neuf, neuf, sept, six.
— Bon, n’allons pas plus loin. Monsieur Mermillod, vous allez prendre contact avec la famille et essayer de...
C’est à ce moment précis qu’on frappa deux coups hâtifs à la porte de la salle de réunion et que celle-ci s’ouvrit laissant apparaître la tête de Guste, le concierge.
— Monsieur Lemercier, vous savez qu’en aucun cas vous ne devez déranger le conseil. Le ménage de cette salle peut attendre et... Devant le visage bouleversé de Lemercier, le principal se ravisa. Voyons, qu’y a-t-il ? Parlez !
— La bas... Dans l’escalier... un élève... du sang... vite, vite !
À chaque mot prononcé, la voix du concierge montait dans les aigus.
L’incompréhension, l’incrédulité puis l’émotion et l’angoisse saisirent les membres du conseil, puis, après quelques secondes, tout le monde se leva dans un horrible bruit de chaises repoussées.
— Messieurs-dames, inutile de venir tous. Monsieur Lathuille, accompagnez moi. Monsieur Lemercier, conduisez nous.
Les trois hommes dévalèrent l’escalier du bâtiment administratif à la suite de Guste, traversèrent au pas de course la cour de récréation.
— C’est là ! dit le concierge en poussant la porte de chêne.
Au bas de l’escalier accédant aux étages vers les salles de classe, le corps d’un adolescent d’une quinzaine d’année gisait sur le dos, la tête en bas. La jambe droite était comme écartelée; le pied pointé vers le sol faisait un angle insolite avec le reste du membre, l’autre pied reposant sur la troisième marche. La tête, tournée vers la porte baignait dans le sang, le bras droit du garçon était prisonnier sous son corps.
— Lemercier, appelez le 18, vite !
Le principal courut à la loge à la suite de Guste et s’empara du combiné.
— Allô ! Allô ! Un accident au collège ! Oui, à cette heure ! Oui, un élève ! D’urgence ! Oui. Oui, le SAMU aussi ! Extrêmement urgent !
Monsieur Blanc, suivit de Guste revint vers le bâtiment principal. Dans la lumière parcimonieuse de la minuterie, le professeur de sport, un genou à terre, avait encore la main sur le cou livide de l’adolescent, cherchant le pouls. Il leva les yeux vers les deux hommes et secoua la tête.
— Qui est-ce ? demanda le principal.
— C’est Vincent Lebrun... répondit monsieur Lathuile d’une voix blanche.