Il était dix heures moins le quart quand l’inspecteur sortit du collège. Assis sur des ferrures de stationnement de bicyclettes fixées contre le mur de l’école, les trois garçons de la bande : Féfé, Miguel et Fred étaient là, cigarette au bec, attendant la sortie.
Derrière la vitre de la porte de la loge, un rideau bougea, dénonçant la présence attentive du concierge. L’inspecteur se dirigea vers la bande aussitôt sur la défensive.
– Vous attendez un copain ?
– C’est interdit ? gouailla le plus grand.
– Bien sûr que non ! Ce n’est pas interdit non plus de causer d’ailleurs...
– D’ailleurs ou pas, nous on cause pas à n’import’ qui, alors casse-toi !
– C’est à toi cette tasse ? fit Pricaz en désignant la mobylette surchargée de chromes, en équilibre sur sa béquille au milieu du trottoir.
– Qu’est-ce que ça peut t’foutre, on t’dit d’t’casser, taille-toi, tu nous les brises !
– Il ne faut pas laisser cet engin au milieu du trottoir.
Féfé se leva, imité aussitôt par Fred et Miguel.
– Y va m’faire gerber c’pédé, j’y met un’ tête s’y s’casse pas !
Ignorant l’insulte, Pricaz mit la main à la poche et sortit une carte barrée de tricolore.
– Merde, un flic !
– Inspecteur de police Pricaz. Allez, nom et prénom, tout de suite !
– Fernand.
– Fernand comment ?
– Almeida.
– Fernand, tu te présenteras au commissariat de la rue Jean-Jacques Rousseau à deux heures cet après-midi avec ton engin, vu ?
– Pourquoi ? Qu’est-ce que j’vous ai fait ?
Sans daigner répondre, l’inspecteur tourna le dos à la bande complètement ahurie et, mains dans les poches de son anorak, il se dirigea vers les vieux quartiers, juste comme retentissait la sonnerie de la récréation de dix heures.
Au lieu de prendre la rue Sainte Claire et le passage de l’Évêché qu’il avait l’habitude d’emprunter pour regagner le commissariat, Pricaz se dirigea, sans savoir au juste pourquoi, vers la rue Royale. Il aimait l’ambiance de cette rue piétonnière, les vitrines savamment agencées, la foule bigarrée et cosmopolite, les gratteurs de guitare. Une odeur de châtaignes grillées l’interpella, faisant surgir des images de coin du feu du fond de sa mémoire. Le marchand se tenait près du puits Saint Jean ; Pricaz céda à la tentation.
Son cornet tout chaud à la main, il se dirigeait vers le lac quand on l’aborda.
– Monsieur l’inspecteur, je voudrais vous parler.
Pricaz tourna la tête : une très jolie jeune fille, aux yeux noisette un peu cernés marchait à son côté.
– Un marron chaud, mademoiselle ?
– Non... merci... je voulais seulement...
– Allons, prenez, mangez. Vous voulez me parler, alors allons jusqu’au Pâquier, nous y serons plus tranquilles. Je ne me trompe pas, vous êtes bien une élève de la troisième D... ?
– Vous ne vous trompez pas, monsieur l’inspecteur.
– Et vous n’avez pas cours à cette heure ci ?
Les joues de la jeune fille se nuancèrent de rose.
– Si, mais j’ai besoin de vous parler.
– Venez avec moi au bord de l’eau, on sera mieux pour discuter.
Le spectacle du lac vu du champ de Mars le ravissait. La perspective des montagnes venant en images successives, de plus en plus estompées, se noyer dans son eau était toujours pour lui un émerveillement.
Pricaz choisit un banc libre, tout près du bord et invita la jeune fille à s’asseoir.
– Encore une châtaigne ? Si, si, prenez ! Comment vous appelez vous mademoiselle ?
– Géraldine, Géraldine Gattaz.
– Parlez-moi sans crainte Géraldine. C’est au sujet de Vincent Lebrun n’est-ce pas ?
Deux larmes mouillèrent aussitôt les yeux sans fard de la jeune fille.
– C’était votre ami ? Oui, bien sûr, c’est évident, cela vous fait de la peine, excusez-moi.
Géraldine ouvrit un peu plus grand ses yeux pour y retenir les larmes; elle serra les mains l’une contre l’autre entre ses genoux et commença, comme on se jette à l’eau.
– Vincent est tombé tout seul dans l’escalier !
– Comment pouvez vous être aussi affirmative, vous avez assisté à sa chute ?
– Non, non, mais il n’était pas dans son état normal.
– Il était... malade ?
– Non, pas vraiment, mais depuis quelque temps, il était tour à tour triste ou exubérant. Avec moi il était gentil un moment puis après il me repoussait et ne voulait plus me voir.
– C’était dû à quoi selon toi ? Tu permets que je te tutoie ?
Géraldine hocha la tête en signe d’assentiment.
– Je ne sais pas exactement. C’est depuis qu’il avait son nouveau copain, Felipe. Il n’était plus pareil, il me disait qu’il sortait avec d’autres filles et l’instant d’après il me jurait que c’était faux. Des fois, je crois que ça lui faisait plaisir de me faire mal. Il m’a même dit qu’il allait sortir avec Véronique, la pionne. À certains moments, on aurait dit qu’il ne voyait plus personne, il n’était plus lui. Je suis sûre qu’il a fait un faux pas au sommet de l’escalier parce qu’il était dans les nuages.
– Est-ce que ton copain fumait ?
– Oui, il avait quelquefois des cigarettes.
– Tu sais quelle marque ?
– Des « camel » je crois.
– Rien d’autre ?
– Si, quand quelqu’un lui en offrait une.
– Je veux dire rien d’autre que des cigarettes ?
– Je ne crois pas. Qu’est-ce qu’on peut...
– Alors tu penses qu’il est tombé dans cet escalier à un moment où il n’était plus lui, comme tu dis ?
– Oui, c’est ça. Déjà en physique, il était dans les nuages, il n’a presque rien marqué sur sa copie à l’interro.
– Tu étais près de lui ?
– Non, mais je l’ai regardé souvent...
– Que faisait-il à l’étage après le cours de madame Duparc ? La salle de physique se trouve au rez-de-chaussée, non ?
– Oui, mais il m’a dit qu’il avait oublié un classeur en salle 112, la salle de monsieur Combat, il a dû aller le chercher.
– Ton ami s’entendait bien avec ses professeurs ?
– Pas plus que ça, sauf en gym.
– Il n’a jamais eu de dispute ouverte avec quelqu’un dans le collège ?
– Pas avec les professeurs, sauf un peu en anglais, après sa troisième mauvaise note. Il a accusé monsieur Combat d’être injuste et de le sacquer.
– Et en dehors de ça ?
– Une fois, il s’est disputé avec le concierge à propos de plantes en pot qu’il avait renversées d’un tir de ballon.
– Une dispute importante ?
– C’était après la demi-pension. Le Guste, il a hurlé qu’il lui ferait payer, qu’on lui cassait tout, qu’on était des petits merdeux et qu’il allait se plaindre au principal. Il était déjà bien « parti » alors, il a dû tout oublier par la suite. Véronique, qui surveillait à ce moment là, a écrasé le coup.
– Tu as eu raison de me parler, Géraldine. Si tu penses à autre chose, n’hésite pas à me contacter, au besoin par téléphone. Qu’est-ce que tu fais maintenant, tu as cours ?
– Oui, j’ai math avec Vander, je veux dire monsieur Vanderaert.
Pricaz eut un petit sourire. De son temps aussi on surnommait les professeurs, et pas toujours tendrement !
– Viens, Géraldine, retournons au collège.
– Mais c’est que... je ne voudrais pas... que le autres me voient...
– Rassure-toi, je te quitterai avant d’arriver.
Pricaz entra dans le bureau des inspecteurs et avisa Dussolliet occupé à rédiger un rapport.
– Dussolliet, tu fais parvenir au labo d’urgence, je veux savoir si ça appartenait au collégien, dit-il en lui tendant deux enveloppes format carte de visite.
– Du nouveau ?
– Juste deux cheveux et un peu de sang séché. Ça n’a peut-être aucun rapport avec l’accident. Ah, autre chose, j’ai convoqué un jeune, style loubard de quartier, avec sa mob, à deux heures. Tu t’arranges pour trouver quelque chose qui ne va pas sur son engin. Ce ne sera pas très difficile ! Tu le fais attendre jusqu’à ce que j’arrive.
Pricaz ressortit du commissariat et se dirigea vers le collège par les quais du Thiou. Les ponts étaient encore fleuris malgré la saison qui s’avançait et le soleil jouait sur les façades multicolores des maisons riveraines. Il n’arrivait pas à se lasser de ce spectacle qu’il voyait tous les jours pourtant. S’il voulait devenir commissaire, il lui faudrait bien consentir à quitter la région. « Ce sera dur ! » dit-il à mi-voix.