12. Féfé.
      Une targette enfoncée dans le sol maintenait le portail ouvert, si bien que l’inspecteur n’eut pas à sonner. Le car ramenant les élèves du cours d’éducation physique monta sur le large trottoir et s’arrêta devant le collège au moment ou Pricaz en sortait. Monsieur Lathuille descendit le premier, suivi d’une femme en survêtement bleu à parements rouges. Les profs de gym se placèrent devant de sortie du véhicule, calmant les excités, rattrapant par le bras ceux qui voulaient traverser directement la rue, répondant à chaque « au revoir m’sieur , au revoir m’dame » par un sourire, un clin d’oeil ou une tape dans le dos.
Pricaz, quelques pas plus loin, contemplait la scène avec un intérêt plein de nostalgie. Le car vide manoeuvra pour prendre le virage très prononcé du carrefour et s’éloigna dans un double nuage noir de fumée d’échappement. Lathuille vint serrer la main de l’inspecteur.
– Rien de neuf ?
Pricaz eut une moue significative.
– Rien de bien précis encore. Vous travaillez cet après-midi ?
– Oui, je vais au parc des sports avec les quatrièmes jusqu’à seize heures.
– Et ensuite ?
– Après ? Une heure de « trou » en attendant les conseils de classe. Ce soir, c’est au tour des sixièmes. Pourquoi ?
– Juste pour bavarder. J’aimerais avoir votre avis sur quelques jeunes de troisième D.
– À quatre heures si vous voulez.
– C’est parfait ! Bon appétit, à tout à l’heure.

      Pricaz prit la route du Crêt du Maure pour rentrer chez lui. Quelques feuilles de vigne vierge écarlates émaillaient encore le haut mur bordant la route. Les boules blanches des symphorines débordant des jardins rappelaient la proximité de l’hiver et la Tournette, brusquement apparue à la faveur d’une éclaircie montra pour la première fois de l’automne un sommet étincelant de blancheur. Il a neigé à dix huit cents » estima l’inspecteur.
Le carillon de la Visitation tinta la demie de midi quand Pricaz tourna place du Paradis, en direction du château. Il adorait son petit appartement situé à mi-chemin de la côte Perrière. Héritage de sa grand-mère, le petit deux pièces cuisine était un vrai bijou maintenant qu’il l’avait restauré. Situé au rez-de-chaussée d’une vieille maison savoyarde solidement plantée dans le rocher, le logement ouvrait sur une cour minuscule. Dans celle-ci, trois géranium en pots mettaient encore, malgré les premières gelées, une tache de vermillon sur le gris pâle du mur. À l’intérieur, Pricaz avait gardé les poutres apparentes et les avait mises en valeur par un lambris de pin clair fixé au plafond. Le même lambris habillait aussi deux des murs de la cuisine; les deux autres, bruts de plâtre à l’ancienne, étaient blanchis à la chaux. L’ensemble dégageait une impression de chaleur et de confort campagnard, à quatre minutes à pied du centre ville.
Sherkahn, le chat des voisins, entra en même temps que lui. Le petit fauve tigré se frotta contre ses jambes en signe de bienvenue : une amitié de cinq ans qui ne se démentait pas. Pricaz lui donna quelques croquettes dans une soucoupe et le matou ronronna de satisfaction.
L’inspecteur ouvrit un placard, hésita quelques secondes, puis sortit une boîte de choucroute qu’il mit à tiédir au bain marie sur le gaz. Quelques tomates qu’il coupa en morceaux irréguliers complétèrent son repas. Il mettait le sucre dans son verre de café soluble quand le téléphone sonna.
– Allô Pricaz ?
– Oui... C’est toi Dussolliet ?
– Oui. Écoutez, ce matin, on a apporté de l’hôpital le contenu des poches du jeune collégien...
– Bon, et puis ?
– Vous voulez savoir ou pas ?
– Je passerai en début d’après-midi. Tu n’oublieras pas de retenir le loubard de quartier ?
– C’est noté.

      Sherkahn sur les genoux, Pricaz examinait la liste remise le matin même par Véronique, la surveillante. Sept noms figuraient sur cette liste, dont cinq garçons: Chapelle Yannick, Santo Felipe, Lebrun Vincent, Meyer David, Villard Sylvain. L’inspecteur en connaissait deux, ceux qui étaient intervenus dans la discussion du matin, plus une des deux filles : Géraldine Gattaz. L’autre fille s’appelait Fabienne Bouchard.
L’étude des dossiers scolaires ne lui avait pas appris grand chose sinon qu’il s’agissait de jeunes gens pas très motivés pour les études.
Il lui fallait absolument les entendre tous, mais hors de la classe, et savoir la raison de leur sortie de la salle de permanence lundi dernier. Ces sorties étaient-elles liées ? Y avait-il une organisation commune ou au contraire sept raisons différentes ? Pricaz soupira, prit le chat, le posa avec délicatesse sur le sol et ouvrit le lave-vaisselle.
Il était resté célibataire, non par goût du célibat mais par timidité vis à vis du sexe opposé. Et puis qui, à l’heure actuelle voudrait d’un policier pas très beau, mal payé, toujours absent, sans compter les risques du métier !
Avant de repartir, il sortit une torche électrique d’un tiroir de la crédence et la glissa dans une poche de son anorak.

– Cette mob, tu l’as achetée ? demanda l’inspecteur Dussolliet.
– Ben ouais !
– Quand ? Où ? À qui ? Tu as quelque chose qui le prouve ?
– Pas là.
– Pourquoi as-tu enlevé les chicanes du silencieux d’échappement ?
– J’l’ai ach’tée comme ça.
– À qui ? Son nom ?
– J’sais pas son nom. C’est un mec comme ça.
– Tu l’as payé comment ?
– J’y ai donné cinq cents balles.
– Cet argent, tu l’as eu comment ?
– J’ai travaillé.
– Et si c’est une bécane volée ?
– Moi, j’ai rien piqué du tout.
– On va voir au fichier des plaintes. Si cet engin a été volé, tu es bon.
– J’y suis pour rien moi, j’y ai payé.
– Alors il faudra nous dire à qui.
– J’sais pas son nom que j’vous dis !
– Tu as ton certificat d’assurance ?
– Hein ?
– Tu n’es pas assuré ?
– Pourquoi faire ? Si j’y bousille, j’y répare moi.
– C’est obligatoire d’être assuré pour les accidents que tu causes.
– J’ai jamais d’accident.
– En attendant, ta mob, elle va rester là.
– Merde, v’z’avez pas le droit ! J’vais faire comment moi...
– Tu marcheras à pied, fit l’inspecteur Pricaz qui venait d’arriver, allez, viens dans mon bureau.

– Almeida Fernand dit Féfé, c’est ça ?
– Ouais.
– Pour défaut d’assurance, tu es passible de la confiscation de ton véhicule et d’une amende.
– Ça veut dire quoi ?
– Ça veut dire que ça va te coûter cher, à moins que...
– Qu’est-ce que j’dois faire ?
– Réponds à mes questions. Tes copains de ce matin, c’est qui ?
– Ben y a Migue et Fredo.
– Leurs noms ?
– Miguel Santo et Frédéric Molard, mes potes.
– Qu’est-ce qu’ils font ?
– Chômeurs comme moi.
– Et l’école ?
– On a plus de seize ans !
– Vous avez un métier ?
– On est chômeurs j’vous dis !
– Qu’est-ce que vous faites devant le collège ?
– On a des copains dedans.
– Leurs noms ?
– J’sais pas leurs noms. C’est des copains quoi !
– Féfé, tu as intérêt à te rappeler tout de suite si tu veux revoir ta mob !
– Bon, ça va. Y a Felipe et Sylvain.
– Des copines aussi ?
– Non !
– Tu n’as pas de copine ?
– Ma meufe, elle bosse à Carrefour; elle en a rien à secouer du bahut.
– Felipe, c’est pas le frère de ton copain Miguel ?
– Et alors ?
– Tu es au courant de ce qui s’est passé ?
– C’qui s’est passé où ?
– Ne me prend pas pour un demeuré, répond !
– Ouais, Felipe nous a causé d’un accident dans un escalier.
– Et tu ne sais rien à ce sujet ?
– Ben non !
– Bon, Féfé, tu te présentes ici dans huit jours avec un certificat d’assurance ; en attendant tu marches à pied.
– Et tu remets les chicanes d’échappement, intervint l’inspecteur Dussolliet qui venait de pénétrer dans le bureau.
– J’peux m’tailler ?
– Oui, mais ta brêle, tu la pousses à la main !

– Ça a marché comme vous vouliez ? s’enquit l’inspecteur stagiaire.
– Presque. Alors, il y avait quoi dans les poches du jeune Lebrun ?
– C’est là dans votre tiroir.
– Voyons.
Pricaz sortit successivement d’une enveloppe de papier kraft: un porte-clés, un briquet publicitaire Marlboro, un paquet de cigarettes Camel à moitié vide, et un portefeuille en toile. Il s’intéressa d’abord au premier objet: un Opinel en réduction muni d’un anneau attachant deux clés. La première était plate, banale, une clé d’appartement probablement. C’est la seconde qui retint l’attention du policier: une clé à tige pleine dont le panneton aurait été volontairement meulé, aminci. Les coups de lime étaient encore visibles, contrastant avec l’aspect terne du reste de la tige.
Du portefeuille, il sortit tour à tour trois billets de cinquante francs et quelques pièces, cent soixante huit francs au total, puis un carnet de tickets de bus, une carte sportive de l’UNSS et un cahier de feuilles de papier à cigarettes.
– Des cigarettes toute faites et du papier à rouler... Étrange, Étrange... murmura-t-il.