Quand les six entrèrent dans la salle du conseil, les visages étaient pâles, tendus, inquiets. L’inspecteur les attendait, à demi assis sur un coin du bureau, jouant machinalement avec une règle oubliée.
« Asseyez-vous ! » dit-il d’un ton sec. Les chaises raclèrent le plancher. L’inquiétude aidant, le silence se fit très vite.
– Vous m’avez menti ce matin ! attaqua le policier en pointant la règle vers le groupe, j’attendais de vous une coopération, une aide pour m’aider à élucider les circonstances de la mort de votre ami et, au lieu de cela, vous avez choisi de cacher la vérité à la police. Alors, dès demain matin, vos parents recevront l’ordre de vous amener au commissariat pour interrogatoire !
– On n’a pas menti, m’sieur ! L’inspecteur reconnut Yannick Chapelle.
– Il y a deux façons de mentir, jeune homme : en disant des contre-vérités ou en omettant volontairement de la dire, cette vérité ! Et ce matin, vous avez tous menti, tous les six ! Je sais que vous êtes sortis de l’étude pendant un certain temps lundi dernier, et je veux savoir pourquoi ! Pricaz désigna un des garçon du bout de sa règle : toi, pourquoi es-tu sorti ?
Le garçon, grand, brun, blouson et pantalon de jeans, leva le menton d’un air de défi :
– J’suis allé pisser !
– Comment tu t’appelles ?
– Vous devez bien le savoir puisque vous m’avez fait chercher !
– Arrête de jouer au malin et réponds à la question.
– Villard.
– Villard comment ?
– Sylvain.
– Tu es sorti combien de temps, Villard Sylvain ?
– Ben le temps de pisser, tiens !
– Bon, puisque tu le prends comme ça, je vais mettre les choses au point. Pour commencer, tu vas parler poliment et dire monsieur l’inspecteur, vu ? Ensuite, je sais de source sûre que tu t’es absenté un certain temps, alors maintenant, parle !
– Je suis allé pisser monsieur l’inspecteur. Ça m’a pris le temps de pisser monsieur l’inspecteur. Ça va comme ça ?
– Sylvain, tu es resté en dehors de la salle d’étude pendant vingt minutes. Qu’est-ce que tu as fait pendant ce temps là ?
– J’en ai grillé une !
– Tu es sorti le premier, est-ce que Vincent est venu te rejoindre ?
– Je n’ai pas vu Vincent.
– Pourtant il est sorti juste après toi !
– Je vous répète que je ne l’ai pas vu !
– On reviendra sur ton cas tout à l’heure. À ton tour, fit le policier en désignant la jeune fille à côté de Sylvain. C’est comment ton nom ?
– Fabienne Bouchard, monsieur l’inspecteur.
Pricaz consulta un instant son papier :
– Fabienne, tu as quitté la permanence après Vincent, combien de temps après lui ?
– Je ne sais pas exactement, peut-être deux minutes, peut-être plus.
– Ne me dis pas que tu ne l’as pas vu, toi non plus !
– Je n’ai pas vu Vincent, monsieur L’inspecteur.
– Tu es allée où ?
Les joues de la jeune fille rosirent mais elle ne baissa pas les yeux.
– Je suis allée aux toilettes, monsieur l’inspecteur.
– Qu’est-ce qui me prouve que tu dis la vérité ?
Fabienne, sans bouger la tête, lança un rapide coup d’oeil en direction de son voisin.
– Sylvain m’a vue, il peut vous le dire.
– Tiens, j’imaginais que les toilettes des filles étaient séparées de celles des garçons !
Le visage de l’adolescente s’empourpra tout à fait.
– Nous avons fumé une cigarette ensemble.
– Chez les garçons ou chez les filles ?
– Chez les garçons.
– Et vous n’avez pas vu Vincent ?
– Non, puisqu’on vous le dit !
Pricaz se tourna vers Géraldine Gattaz.
– Toi aussi tu es sortie ! Tu m’avais caché ça !
Géraldine eut un sursaut. La phrase de l’inspecteur était trop lourde de sous-entendu. Elle le regarda d’un œil où les reproches se mêlaient à l’inquiétude, mais le policier ne broncha pas. Tous les regards étaient sur elle. Elle inspira brusquement, comme on prend une résolution, repoussa en arrière d’un geste nerveux une mèche de ses cheveux dorés et lança, un air de défi sur le visage :
– Je voulais surveiller Fabienne !
– Qu’est-ce que tu veux dire ? Pourquoi tu me surveillais ? Explique-toi !
Géraldine tourna rapidement la tête vers Fabienne puis fixa à nouveau l’inspecteur :
– Je croyais qu’elle avait rendez-vous avec Vincent.
Fabienne leva les yeux au plafond en secouant la tête.
– Ça va pas !
Le policier, sans relever l’interruption enchaîna :
– Et tu l’as suivie ?
– Non, pas vraiment. Je suis allée directement aux toilettes des filles, mais il n’y avait personne, alors j’ai ouvert la porte des garçons.
– Et alors ?
– Ben je les ai vus !
– Qui as-tu vu ?
– Fabienne et Sylvain.
– Qui fumaient une cigarette, c’est ça ?
– Pas exactement... mais ça m’était égal du moment que ce n’était pas Vincent...
Et Géraldine baissa la tête, ses longs cheveux d’une blondeur unique dissimulant un chagrin que trahissait les tressautements incontrôlés de ses épaules.
Pricaz resta un instant silencieux, il avait connu la jalousie dans son adolescence et savait les terribles morsures qu’elle causait. Il s’en voulu d’avoir cyniquement provoqué cet aveu. Un coup d’oeil sur sa liste le remit dans action :
– Felipe Santo, c’est toi ? La règle pointa vers un garçon aux cheveux noirs et au teint olivâtre. Si j’ai bonne mémoire, tu as dit ce matin que Vincent allait rejoindre un copain !
– J’ai dit que j’croyais !
– Mais tu n’as pas dit que toi aussi tu étais sorti et pourquoi. Alors maintenant explique :
– Qu’est-ce qu’il faut que j’explique ?
– Tu es idiot ou quoi ? Pourquoi es-tu sorti de l’étude lundi à trois heures vingt ? Tu vois que je suis bien renseigné.
– C’est c’te salope de pionne qu’a mouchardé...
– Felipe, un de tes copains est mort, et si tu ne réponds pas, c’est que tu as quelque chose à cacher. Alors, ça vient ?
– J’suis allé voir mon frangin.
– Où ça ?
– Ben à la grille !
– Ton frère, c’est un de ceux qui glandent devant le portail ? Qu’est-ce que tu lui voulais ?
– Y devait m’filer des clopes.
– Et il t’en a donné ?
– Ouais.
– Et qu’as tu fait ensuite, tu es rentré en étude ?
– Ben ouais.
– Tu mens! Tu es resté plus d’une demi-heure dehors.
– J’suis allé fumer aux chiottes.
– Donc tu as vu Fabienne et Sylvain ou Géraldine !
– Heu non, y devaient déjà être rentrés.
L’inspecteur tourna la tête vers les deux derniers de la bande des six :
– Et vous, pourquoi avez-vous quitté l’étude ? Voyons, toi d’abord précisa-t-il en regardant Yannick Chapelle qu’il connaissait depuis le matin.
– Il fallait que j’aille au secrétariat chercher un certificat de scolarité.
– Tu l’as obtenu ?
– Non, la secrétaire n’était pas dans son bureau.
– Et toi, c’est David Meyer, obligatoirement. Alors ?
– Moi, j’ai saigné du nez et je suis monté à l’infirmerie.
– Qui t’a soigné, l’infirmière ?
– Non, elle n’est jamais là l’après-midi alors c’est la secrétaire qui nous soigne, mais comme j’ai vu personne, je me suis mis de l’eau froide et ça s’est arrêté.
L’inspecteur regarda successivement les élèves, cherchant la vérité au fond de leurs prunelles. Quelque chose ne collait pas. Pris d’une inspiration, il commanda :
– Relevez vos manches, tous !
Ahuris, les adolescents s’exécutèrent lentement en se regardant les uns les autres.
Pricaz se leva et regarda chaque bras, méthodiquement. Sauf Yannick Chapelle, tous présentaient une petite rougeur plus ou moins prononcée au creux du coude gauche.
– Et ça, vous pouvez l’expliquer ?
C’est Sylvain Villard qui répondit, un sourire goguenard au coin de la bouche :
– Bien sûr, c’est la piqûre !
– Quelle piqûre ? fit l’inspecteur interloqué.
– Ils appellent ça le test tuberculinique, comme une cuti quoi !
Assommé par l’évidence, Pricaz se sentit, l’espace d’un instant, en état d’infériorité face à ces six jeunes qui le considéraient avec une expression d’où le triomphe n’était pas exclu. Mais le policier récupéra très vite son professionnalisme et le fil de son enquête. « Finalement, j’aime beaucoup mieux ça » pensa-t-il avant d’ajouter tout haut :
– Vous allez vider vos poches sur la table devant vous. Oui, tous et complètement !
Repris par l’inquiétude, les adolescents se regardèrent. Sylvain Villard qui semblait décidément le moins impressionnable de l’équipe tenta une objection :
– On n’a rien fait de mal, vous n’avez pas le droit de nous fouiller !
– Si vous refusez, j’en déduirai que vous avez quelque chose à cacher. N’oubliez pas qu’il s’agit d’une enquête officielle sur la mort violente d’un de vos camarades.
– Et qu’est-ce que nos affaires personnelles ont à voir avec ça ?
– C’est à moi d’en juger. Allez, exécution !
Lentement, sous l’oeil inquisiteur du policier, les élèves alignèrent le contenu de leurs poches sur le formica des tables : paquets de cigarettes, pièces de monnaie, tickets de bus, briquets, portefeuilles en toile fluorescente, porte-clés, opinels, mouchoirs jetables...
– Les garçons, retournez vos poches !
Soupirs exaspérés et regards de haine firent suite à ce nouvel ordre de l’inspecteur qui n’en tint aucun compte. Un à un, ils obéirent à la demande offensante mais rien de nouveau n’apparut.
– Reprenez vos affaires, vous pouvez partir.
Une fois la porte refermée, Pricaz soupira et secoua la tête. Fichu métier que celui de policier !
Il aurait bien voulu devenir l’ami de ces adolescents, les conseiller, les guider, les aider, mais leur susceptibilité à fleur de peau, leur sensibilité exacerbée, opposées à sa fonction de policier-enquêteur avaient mis fin définitivement à tout espoir de relations cordiales. L’inspecteur s’en sentit d’autant plus navré que la dernière partie de ses investigations n’avait rien donné: aucun des jeunes n’avait sorti de clé ressemblant au passe-partout trouvé dans les poches de Vincent Lebrun !