15. Réflexions.
      La sonnerie de dix sept heures surprit l’inspecteur et le fit sursauter. Il était toujours dans la salle du conseil, maintenant obscure. Pendant dix minutes, il avait déconnecté, regard dans le vague, cerveau vide, notion du temps oubliée. La stridulation de la sonnette le ramena à la réalité. Une démangeaison lui taquina le haut de la nuque. Machinalement, il se gratta du bout des doigts, lentement, pour aider sa réflexion : quelque chose ne collait pas dans les témoignages des jeunes !
Les cris de la sortie l’attirèrent près de la fenêtre. Une à une, les classes s’égayaient un instant dans la cour pour se reconcentrer vers le portail et la liberté. Dans l’obscurité naissante, Pricaz reconnut un groupe de trois élèves stationnant sous le préau, près du réfectoire : Santo, Chapelle et Meyer. La discussion semblait véhémente à en croire les gestes qu’ils faisaient.
L’arrivée de Véronique mit temporairement fin au palabre ; les têtes suivirent son passage et la conversation ne reprit qu’après sa disparition dans le bâtiment principal. Finalement, le groupe se disloqua pour disparaître vers la sortie. L’inspecteur reprit sa réflexion: « sept jeunes s’absentent de la salle d’étude. Sur les sept, deux vont se retrouver aux toilettes pour flirter ou fumer une cigarette : Sylvain Villard et Fabienne Bouchard. Ceci est corroboré par le témoignage de Géraldine Gattaz, amoureuse de Vincent et jalouse à tort de Fabienne.
En ce qui concerne les autres, c’est moins clair. Felipe Santo va soi-disant demander des cigarettes à son frère mais reste absent de l’étude pendant une demi-heure ; il me faudra interviewer ce frère. Comment s’appelle-t-il déjà ?... Migue, oui c’est ça, Miguel.
Et les deux autres : Yannick Chapelle va chercher un certificat de scolarité au secrétariat mais ne trouve personne, Meyer lui, saigne du nez et se soigne tout seul parce que la secrétaire n’est pas là... Il s’agit peut-être d’un double mensonge... A moins que... Il faut vérifier. »
Pricaz mit la main dans la poche intérieure de son anorak pour y prendre son petit agenda et sortit en même temps l’enveloppe contenant les résidus trouvés dans l’assiette au grenier. « Occupons-nous tout de suite de ceci ! » et il se dirigea vers le secrétariat.
Madame Golliet venait d’enfiler son manteau quand l’inspecteur ouvrit la porte. – Sans vouloir vous retarder, dites-moi madame Golliet si le jeune Chapelle est venu chercher un certificat de scolarité lundi dernier entre trois et quatre heures ?
– Vous me prenez de court ! Lundi à trois heures dites-vous ? Attendez... Non, certainement pas, j’étais en train de taper le procès-verbal du conseil d’administration de l’établissement. Cela m’a occupée jusqu’à quatre heures et demie.
– Merci madame, je peux téléphoner ?
– Le premier commutateur à gauche...
– Je connais maintenant ! Libérez-vous madame Golliet.

      « Allô, Dussolliet ?... Tu peux passer au collège tout de suite ?... Non, quelque chose à porter au labo pour analyse... Non, il me faut le résultat demain matin... Je serai à la grille d’entrée ou en salle des professeurs, à tout de suite. »
Pricaz reprit le couloir et descendit dans la cour. Encore dix minutes à patienter avant le conseil. Mains dans le dos, les yeux sur les chaussures, il se mit à marcher de long en large dans la nuit maintenant bien établie.
« Vincent sort du cours de physique à cinq heures. Il est rêveur mais en bonne santé. A six heures et demie, on le retrouve mort en bas des escaliers. Véronique, la surveillante, quitte l’étage à cinq heures et demie et ne remarque rien. Tout s’est donc passé pendant cette heure là. Qui a poussé Vincent contre l’angle du mur de l’escalier et l’a-t-on effectivement poussé ? D’autre part il semble heureusement que l’usage de drogue dure par ces jeunes soit exclus, mais en revanche, quelques uns d’entre eux se réunissent pour feuilleter des revues pornographiques, manger, boire du coca et des alcools forts dans les combles à l’insu de tous.
N’oublions pas non plus l’aspect sentimental du problème: Géraldine amoureuse de Vincent qui s’amuse à la rendre jalouse.
Et puis il y a le concierge qui n’aime pas bien ces jeunes qui se moquent sans cesse de lui.
Sans compter les petits loubards qui connaissent très bien Vincent semble-t-il... »
Le bruit d’une voiture s’arrêtant près du portail, gyrophare tournant, l’arracha à ses réflexions. Il se dirigea vers la porte et tendit l’enveloppe à l’inspecteur Dussolliet qui venait d’arriver. « Pas la peine de descendre, vas-y tout de suite. À demain. »