C’est en quittant le collège à midi que Véronique Dunand trouva sa deux chevaux avec les quatre roues à plat.
Désemparée, au bord des larmes, elle allait se résoudre à revenir au collège quand le car de l’éducation physique arriva, descendant du Crêt du Maure. Un flot d’élèves, rouges, suants, mal rhabillés, s’écoula du véhicule sous l’œil inquiet et attentif de monsieur Lathuille.
« On attend pour traverser ! » hurla-t-il à l’intention de quelques sixièmes qui s’engageaient sur la chaussée. Il continua, se tournant vers le chauffeur : « quand ils sont en groupe, ils ne font plus attention à rien ! Allez, au revoir, cet après-midi, nous irons au parc des sports. »
Le prof de gym se dirigea vers le petit parking à l’angle du Chemin de la Prairie, fouillant dans son sac à la recherche de ses clés.
– Tiens, mademoiselle Dunand... Mais qu’est-ce qui vous arrive ? fit-il en voyant le visage défait de Véronique.
– Regardez !
– En effet !... C’est la seule voiture comme ça ? Dites donc, on dirait bien que quelqu’un vous en veut !
– Mais comment je vais faire ?
– Pas de panique ! D’abord, vos pneus sont-ils crevés ou seulement dégonflés ? Tenez, regardez là, par terre : le capuchon de la valve a été enlevé ! Cette roue a probablement été dégonflée et pareil pour les autres. Attendez, j’ai une pompe « spéciale-deux-chevaux » dans ma voiture, fit-il avec bonhomie.
Lathuille alla vers une 505 vert métallisé garée trois places plus loin, en ouvrit le coffre et revint avec un gonfleur à pied.
– Vous êtes outillé dites donc !
– Quelle pression mettez-vous ?
– À vrai dire, je n’en sais rien.
– Ah les femmes ! Regardez sur votre notice de bord, c’est marqué... Tenez, là ! À la dernière page.
– Vous êtes sympa, je ne sais pas comment j’aurais fait sans vous !
– Bah, vous auriez fait avec un autre ! Une jolie fille n’est jamais en peine. D’ailleurs, je vous préviens, ça va vous coûter un maximum : une bise par pneu.
– Bon, eh bien je paierai !
– Ça a l’air de tenir, elle était seulement dégonflée.
– Qui a bien pu faire ça ? C’est débile !
– Vous savez, certains élèves n’hésitent pas a se venger d’une colle ou d’une mauvaise note par un attentat de ce type. L’an dernier, monsieur Combat a eut la peinture de sa R18 éraflée sur toute la longueur de la carrosserie. Depuis, il se gare loin du collège et finit le trajet à pied !
Essayez de vous rappeler si vous avez puni quelqu’un récemment et vous aurez probablement le coupable.
– Je ne punis presque pas !
– Les adolescents sont vindicatifs, il suffit d’un rien pour les blesser, après ils vous en veulent et certains se vengent.
– Je ne vois vraiment pas, à moins que...
– Bon, voilà, ça y est ! Vous pouvez partir, mais pas avant d’avoir payé !
Véronique, rougissante, s’exécuta de bonne grâce et plaça quatre bises appuyées sur les joues tannées du prof de gym.
– Allez, au revoir ma grande, bon appétit. Au fait, vous mangez où ?
– Aujourd’hui, un sandwich dans la voiture. Il faut que j’aille à Grenoble pour des TP à ne pas manquer.
– Qu’est-ce que vous préparez exactement ?
– Une licence de lettres modernes.
– Vous voulez être prof ?
– Disons d’abord institutrice.
– C’est un beau métier, vous savez, mais on n’y roule pas sur l’or, loin s’en faut ! Allez, je vous laisse, à lundi.
– Vous ne travaillez pas demain ?
– Non, j’ai mon samedi cette année.
– Au revoir monsieur Lathuille et merci encore.
Le prof de gym regarda la deux chevaux s’éloigner avec un sourire non dénué de tendresse.
« C’est une petite bien méritante. Ce n’est pas évident de travailler tout en poursuivant des études. Je me demande qui a bien pu lui faire ça, elle qui ne punit presque pas ; pas assez en tout cas. Les troisièmes lui mènent la vie dure à ce qu’on dit... Est-ce qu’il n’y aurait pas un rapport entre le drame de lundi et cette malveillance ? Difficile de savoir ! »
Au carrefour de la banque de France, Véronique tourna à gauche vers le Pont-neuf et la route nationale 201. Elle préférait prendre la nationale plutôt que débourser le montant du péage de l’autoroute, trop lourd pour un demi traitement de surveillante d’externat ; et puis, à ce moment de la journée, la circulation était réduite. Elle serait à Grenoble sans problème à quatorze heures.
C’est en redémarrant au feu vert du croisement de la rue de l’Isernon que l’accident se produisit, imprévisible. La mobylette, malgré un écart de dernière seconde, percuta à pleine vitesse l’arrondi de son pare-chocs arrière et finit sa trajectoire contre le trottoir, éjectant son conducteur.
Véronique, affolée, enfonça l’accélérateur, franchit les rails du passage à niveau et fila en direction d’Aix les Bains. Plusieurs kilomètres plus loin, toute tremblante, elle s’engagea dans la bretelle d’accès de l’hypermarché avant de s’arrêter, au bord de la crise nerveuse. Les mains en haut du volant, le front appuyé sur les avant-bras, le dos secoué de tressautements incoercibles, elle mit plus de dix minutes à retrouver un semblant de contrôle.
Alors, comme une automate, elle sortit de sa deux chevaux, en fit le tour et s’attarda sur l’aile arrière gauche. Seuls l’arrondi du pare-chocs un peu plus écarté de la carrosserie et une trace noire laissée par le caoutchouc du pneu témoignaient de l’accident.
Le cerveau vide, Véronique se sentait dans une situation de totale impuissance; incapable de prendre une décision et cependant consciente qu’elle ne pouvait pas rester ainsi. La panique la reprit, elle saisit ses cheveux à deux mains, coudes serrés contre sa poitrine et se retint pour ne pas hurler. Autour d’elle, personne, personne à qui parler, demander conseil, chercher un peu de réconfort.
Un peu de lucidité lui revint enfin. Pas question de continuer la route; d’ailleurs, quel bénéfice aurait-elle tiré de travaux pratiques faits dans ces conditions ! Revenir en arrière et porter secours à l’accidenté : oui, voilà ce qu’il fallait faire, s’il n’était pas trop tard !
Elle reprit le volant et rebroussa chemin, incapable de dépasser les soixante kilomètres à l’heure. Une file de voitures bouchonnait au passage à niveau tandis qu’au delà, l’ambulance des pompiers lançait les éclairs bleus de son gyrophare Portière ouverte, un pied au dehors de leur véhicule, des automobilistes tentaient de voir la cause de ce ralentissement. Là-bas, le clignotement bleu s’éloigna vers le centre ville et lentement le bouchon se résorba. Véronique s’arrêta au carrefour de la rue de l’Isernon et s’adressa au policier qui, d’un bras pressé, activait le flot des voitures.
– Monsieur l’agent, c’est moi qui...
– Circulez, circulez, il n’y a plus rien à voir ! Allons, circulez !
– Mais, monsieur l’agent, je vous dis que c’est moi...
– Mais circulez donc, vous bloquez tout le monde !
Véronique alla garer sa deux chevaux une cinquantaine de mètres plus loin et revint à pied vers le carrefour. Quelques personnes entouraient encore le cyclomoteur surchargé de chromes, couché sur le trottoir, roue avant en huit. Une tache de sang rougissait l’asphalte du trottoir.
– Que s’est-il passé ? demanda la surveillante à un homme d’une cinquantaine d’années qui regardait l’engin couché d’un air réprobateur.
– Un jeune qui a grillé un feu rouge et qui a perdu le contrôle de sa moto en cherchant à éviter une voiture. Et bien sûr, il ne portait pas de casque !
– C’est grave vous pensez ?
– On l’a conduit à l’hôpital en tout cas !
– Et la voiture, elle est où ?
– Le chauffeur a continué son chemin. Il ne s’est aperçu de rien. De toute façon, il n’est pas responsable. Ces jeunes en mobylette ne respectent rien, et surtout pas le code de la route !
– On sait qui c’est ce jeune ?
– On le saura demain en lisant le Dauphiné.