La place Sainte Claire était inhabituellement déserte ce vendredi soir-là. La pluie avait commencé de tomber vers cinq heures et n’incitait pas à sortir. David Meyer, arrivé le premier, examinait les photographies publicitaires des films de la semaine, bientôt rejoint par ses amis Yannick et Felipe.
– Tu vois bien que c’est fastoche de sortir ! Tes vieux ont tout avalé ?
– Arrête ! Ils n’ont jamais voulu croire que le ciné commence à neuf heures, tu penses ! J’ai dû dire qu’on se réunissait avant pour préparer une discussion sur le film. Je suis censé être chez Yannick. Pourvu que mon père ne téléphone pas pour vérifier !
– T’es fou, ils sont trop contents de mater la télé tranquille ! fit Yannick, déjà psychologue.
– T’as pu piquer la torche dans la tire de ton vieux ?
– Oui, je l’ai.
– Bon, j’ai débloqué la fenêtre du premier, au-dessus de la salle de physique, personne pourra nous voir.
– Oui, mais le danger de se faire choper, c’est quand on escaladera la grille, intervint à nouveau Yannick.
– De c’temps là, y aura personne dans la rue !
– Et le passe ?
– David l’a planqué sous une pierre, entre le préfa et le mur. Allez, on y va !
Les trois copains se dirigèrent vers le collège : personne, pas une voiture, pas un chat, la tristesse absolue des soirées pluvieuses d’arrière automne.
Felipe s’immobilisa soudain :
– Merde, y a d’la lumière chez l’Guste !
– Ça ne fait rien, on va passer par l’autre portail, près de la boulangerie. C’est même plus facile.
– Et le concierge ?
– Il doit être tellement saoul qu’il n’entendra rien.
– Et si quelqu’un de l’immeuble d’en face nous voit ? s’inquiéta David.
– T’es con, y r’gardent tous la télé on t’dit ! J’y vais le prem’.
Felipe escalada adroitement le mur soutenant la grille et sauta dans la cour où le noir l’avala aussitôt. David et Yannick suivirent avec l’agilité de leurs quinze ans. Les trois garçons s’accroupirent derrière le container vert qui servait de poubelle au collège.
– Va chercher le passe souffla Yannick à David. N’allume pas ta loupiote maintenant, on se ferait repérer.
David, silencieusement, longea le mur qui séparait la cour du collège de celle de la boulangerie attenante et se glissa dans le noir absolu qui régnait dans le mince espace le long du préfabriqué.
– Alors tu l’trouves ? chuchota Felipe.
– J’y vois rien !
– Tâte avec tes mains, magne-toi !
– Ça y est, je l’ai.
– Allez, on y va chacun son tour en longeant l’mur, j’passe le premier.
Le commando traversa vivement la zone de relative lumière issue d’un lampadaire de la rue, parcimonieusement réfléchie par le mur du bâtiment administratif. Sous le préau, la nuit les absorba de nouveau.
– Il faut faire vite pour grimper, murmura Felipe.
Il s’agrippa à la gouttière, pieds appuyés sur les aspérités du mur et s’éleva rapidement jusqu’au toit du préau sur lequel il prit appui. Les autres suivirent et s’aplatirent sur les tôles en plastique ondulé.
– C’est pas solide c’te connerie, faut avancer à quatre pattes ! C’est la fenêtre du coin, suivez !
Les trois jeunes se redressèrent et se collèrent contre le mur à côté de la fenêtre. Felipe appuya ses deux mains contre le montant et pesa.
– Merde, ça s’ouvre pas ! Pourvu qu’on n’ait pas r’fermé !
– Attends, je vais t’aider, fit Yannick. Ensemble, tu y es ? Allez, oh hisque !
La fenêtre céda soudain et les battants cognèrent violemment contre les murs intérieurs. Le vacarme glaça les coeurs des trois copains qui se figèrent.
Felipe réagit le premier.
– Vite, sautons d’dans !
Agiles comme des chats, ils bondirent sur l’appui pour s’accroupir aussitôt après dans le couloir du premier étage. Felipe rapprocha les battants et tourna la crémone. Dehors, rien n’avait bougé, le bruit n’avait pas éveillé l’attention. David sortit sa lampe torche et mit ses doigts devant l’ampoule avant d’actionner le commutateur. Laissant filtrer un mince rai de lumière, il prit la tête du groupe et enfila le couloir en direction de l’escalier. Arrivés au niveau du palier qui avait vu la chute de leur ami, ils s’arrêtèrent. Une vague d’émotion submergea les trois adolescents et pendant une minute ce fut l’immobilité absolue des recueillements sincères.
Yannick le premier troubla le silence :
– C’est trop con de tomber dans un escalier ! Pauvre Vincent, c’était vraiment un chouette copain.
– Tu crois que le flic a raison et que quelqu’un l’a poussé ?
– Qui veux-tu ? Non, c’est pas possible ! Il s’est cassé la gueule en voulant sauter les marches.
– En attendant, il faut monter et faire tout disparaître parce que si l’inspecteur ou le dirlo trouvent tout ça, on va avoir chaud aux fesses !
Le groupe monta vers le second niveau. Les chaussures de tennis amortissaient parfaitement le bruit des pas. David sortit son passe et donna la torche à Yannick.
– Eclaire-moi ! Pas trop, juste la serrure.
Après quelques tâtonnements, le penne claqua et la porte s’ouvrit.
– Je referme à clé ?
– Penses-tu, on ne va pas rester, juste le temps de débarrasser. Merde, dans quoi on va mettre le matos ?
Felipe, silencieux depuis quelques minutes intervint :
– J’y ai pensé ! Et il sortit de l’intérieur de son blouson de jean quelques sacs plastiques comme on en donne aux caisses des supermarchés.
Ils avancèrent dans le grenier avec moins de précautions cette fois : impossible de voir la lumière sinon du ciel, par les lucarnes.
– Allume l’autre lampe, David.
– Ouais, attends, je la cherche. Il ouvrit un tiroir du vieux bureau et remua des revues. Je l’ai !
– Maintenant qu’on est là, on peut s’remettre un peu, fit Felipe en sortant la bouteille de whisky. Qui veut un canon ?
– Ouais, file, tiens dans le verre. Passe-moi aussi un bouquin, répondit Yannick.
– T’en veux un aussi, David ?
– Ouais.
– Vise un peu la salope, dit Yannick à Felipe en lui désignant une rousse plantureuse en train de faire une faveur à un noir superbement doté par la nature, et elle a l’air d’aimer ça !
– Et celle-là, regarde, quatre mecs à la fois ! ajouta David.
– J’ai envie d’m’en taper une !
– Attends... Écoute... Vos gueules bon dieu ! J’ai entendu du bruit...
– T’es louf !
– On vient j’te dis !
– Range tout, vite ! On s’planque au fond derrière les vielles tables. Vite Yannick !
– Prends l’autre loupiote et éteins-la !
Des pas qu’on ne se donnait pas la peine de cacher résonnaient dans le couloir. Ils s’arrêtèrent au niveau de la porte de l’escalier du grenier. « Vingt gu... étais sûr d’avoir fermé pourtant ! » grommela l’arrivant qui s’engagea lourdement dans l’escalier. Le faisceau d’une lampe électrique balaya le grenier puis éclaira le sol en direction de la table du club. Le plancher de chêne trahissait la démarche lourde, irrégulière, hésitante de l’intrus qui s’arrêta devant le bureau, posa sa torche, ouvrit les tiroirs et sortit la bouteille de cognac.
La lumière de la lampe de poche, réfléchie par le dessus du bureau, éclaira le visage de l’arrivant.
– Merde, c’est le Guste... souffla David.
– Le salaud, il boit notre cognac ! ragea Yannick.
Lemercier, car c’était effectivement le concierge, plongea la main dans le second tiroir du bureau et en sortit une revue. Il feuilleta quelques pages puis reprit sa lampe dans la main gauche de façon à mieux éclairer les éloquentes images et, de la main droite, il se mit à frotter doucement son sexe à travers son pantalon de velours.
– Y va quand même pas s’branler ici ! gloussa Felipe.
Pris d’une soudaine inspiration, Lemercier posa la lampe sur la revue ouverte et saisit la bouteille qu’il emboucha une nouvelle fois. Le bruit de la déglutition fut nettement perçu par les trois complices. Puis il remit le flacon dans le premier tiroir qu’il referma, saisit le magazine qu’il glissa dans la poche intérieure de sa veste de toile bleue et se dirigea en titubant vers l’escalier. La serrure claqua et les pas hésitants décrurent dans le couloir de l’étage.
– Quel salaud ! s’exclama David, non seulement il boit notre cognac mais il nous pique nos bonnes femmes !
– Allez, on déménage tout ! enchaîna Felipe.
– Mais non, maintenant ce n’est plus la peine. S’il y a un os, il suffira d’accuser le concierge. Il ne pourra pas dire le contraire, il est coincé. Allez, on se tire ! fit Yannick.
– Attends un peu, il est peut-être encore dans le bâtiment.
– Non, j’ai entendu la porte d’en bas.
– Passe devant David, c’con a relourdé l’grenier. Heureusement qu’t’as pas laissé l’passe sur la porte, on s’rait frais !
– Attendez un peu, reprit Yannick, décidément la tête pensante de l’équipe, si on le dénonçait ?
– T’es dingue, on va pas aller trouver les flics... ni le dirlo...
– Mais non, il suffit d’écrire et comme ça on sera peinards.
– Une lettre anonyme ? fit David effrayé.
– Bien sûr, ni vu ni connu !
– Mais s’ils reconnaissent l’écriture ?
– Je m’en occupe, continua Yannick, il suffit d’écrire de la main gauche pour qu’on ne puisse pas reconnaître l’écriture. J’ai lu ça dans un bouquin.
– Qu’est-ce que tu vas mettre dans ta lettre ?
– T’inquiète ! Je vais juste suggérer de questionner le Guste sur ce qu’il fait la nuit dans le grenier du collège.
– Et t’envoies ça à qui ?
– Ben à l’inspecteur !... Pricaz je crois qu’il s’appelle.
– Tu sais son adresse ?
– J’envoie au commissariat hé bablet ! Allez, on se casse.