20. Rebondissements.
      L’inspecteur stagiaire Dussolliet leva les yeux en entendant la porte du bureau s’ouvrir.
– Bonjour monsieur.
– Bonjour Dussolliet, quoi d’intéressant dans les rapports d’hier ? demanda Pricaz.
– Rien que d’habituel : deux vols de voitures, un vol à l’arraché, un carambolage sur la route de Saint-Jorioz et un jeune accidenté en mobylette.
– Je lirai les plaintes et les rapports tout à l’heure. Et au courrier ?
– Rien d’important ; une lettre personnelle pour vous...
– Donne ! Dis donc, il n’y a pas de timbre et pas de cachet de la poste ; quelqu’un l’a apportée ?
– Non, on l’a trouvée par terre, devant la porte d’entrée du commissariat.
L’inspecteur principal décacheta l’enveloppe et en sortit une feuille pliée en quatre sur laquelle était écrite cette simple phrase :
« Demandez au concierge du collège ce qu’il fait la nuit dans le grenier. »
L’écriture était renversée, malhabile, visiblement contrefaite. Pricaz se gratta la nuque et tendit la feuille à son adjoint.
– Qu’en penses-tu ?
– C’est peut-être anonyme, mais c’est quand même du nouveau... répondit Dussolliet après avoir pris connaissance du billet. Si on se donne la peine de nous aiguiller sur le concierge, c’est que, d’une part on veut détourner notre attention de quelque chose ou de quelqu’un et que, d’autre part, le concierge n’est sûrement pas blanc-bleu.
– Pas mal vu. Je vais m’intéresser à lui d’un peu plus près. Et l’auteur de la lettre ?
– Un gamin probablement.
– Peut-être. Bon, passe-moi quelques rapports.
– Dis donc, Dussolliet, tu as lu celui sur l’accident de mobylette ?
– Oui.
– Tu n’as rien remarqué ?
– Rien de spécial. Ça arrive malheureusement tous les jours.
– L’accidenté s’appelle Fernand Almeida !
– Et alors ?
– Et bien, c’est notre type de l’autre jour : Féfé, le jeune loubard qui traîne devant le collège !
– Ah oui, celui qui, en plus, n’avait pas de certificat d’assurance !
– C’est ça. Je pense qu’il a été conduit à l’hôpital. J’y vais.

      Pricaz s’adressa à la préposée à l’accueil, au rez-de-chaussée du centre hospitalier :
– Almeida Fernand, quelle chambre s’il vous plaît ?
– Il a été admis quand ?
– Accident de la route hier midi.
– Pas encore répertorié, voyez aux urgences, entresol à gauche.
L’inspecteur grimpa l’escalier et avisa une infirmière derrière son guichet.
– Je veux voir un jeune : Almeida Fernand...
– Voyez à l’accueil !
Sans s’énerver, Pricaz mit la main à la poche et sortit sa carte tricolore.
– Police.
– Ah d’accord, je vous appelle l’interne de jour. Vous pouvez vous mettre là en attendant.
Assis sur une chaise dans le hall d’attente des admissions d’urgence, il vit arriver successivement une femme enceinte sur le point d’accoucher puis un homme pressant ses doigts ensanglantés dans son autre main.
« Ils ne chôment pas dans ce service » pensa-t-il. L’interne, blouse blanche ouverte, stéthoscope autour du cou vint au devant de lui.
– Vous voulez me parler ?
– Oui, vous avez accueilli hier vers treize heures un accidenté de la route, un jeune. Est-ce que je peux le voir ?
– Je n’étais pas de permanence hier, mais attendez...
L’interne s’éloigna et compulsa un registre sur le bureau de l’infirmière.
– En effet, Almeida Fernand, traumatisme crânien avec plaie ouverte, est resté deux heures sans connaissance ; a été conduit ce matin chambre 273. Vous tenez à le voir ?
– J’ai besoin de lui parler quelques minutes.
– Deux minutes pas plus. Un traumatisme crânien, c’est sérieux.
Au deuxième étage, l’inspecteur frappa discrètement à la porte indiquée et entra sans attendre l’invitation. Trois lits s’alignaient contre le mur mais deux seulement étaient occupés : un homme d’une cinquantaine d’années, jambe gauche dans le plâtre, dormait dans le premier tandis que Féfé, tête entourée d’un énorme pansement, s’agitait dans le troisième, près de la fenêtre.
– Bonjour Féfé.
– Merde, le flic !
– Ne t’inquiète pas, je ne te veux pas de mal. Dis-moi simplement comment s’est passé ton accident.
– Ben, j’ai cogné une bagnole.
– Et elle ne s’est pas arrêtée ?
– Non, elle a filé.
– Tu sais ce que c’est comme voiture ?
– Une deuche je crois.
– Tu as cogné l’avant ou l’arrière ?
– J’sais pas, j’ai comme un trou noir dans la tête.
– Tu penses que c’est une deux chevaux et tu ne te rappelles rien d’autre ?
– Non, rien.
– Tu avais ton assurance cette fois ?
– Ben non, j’allais justement la chercher.
– Hé bien, ça ne va pas être simple. Tes parents sont prévenus ?
– Ouais, l’hôpital a averti mon vieux, mais il ne peut pas venir à cause de son boulot.
– Tu as besoin de quelque chose ?
– Je voudrais bien des clopes !
– Désolé, je ne fume pas. Et puis ce n’est sûrement pas autorisé ici. On se reverra plus tard. Salut !
– J’aime autant pas !

      À l’entresol, l’interne vint au devant de l’inspecteur.
– Dites, ça va peut-être vous intéresser : dans les poches de votre client, on a trouvé ça. Le toubib lui tendit une boîte d’allumettes.
– Qu’est-ce que c’est ? fit machinalement le policier en ouvrant la boîte qui contenait quatre ou cinq petites barres de couleur marron-brun, comme du chocolat.
– De la résine de canabis, monsieur l’inspecteur.
– Merci, j’avais reconnu !
– Je veux simplement dire que si ce jeune venait de fumer un joint, l’état euphorique provoqué par la drogue peut expliquer l’accident. Il paraît qu’il a grillé un feu rouge avant de percuter le trottoir !
– Je vois, merci de votre collaboration.

      Vers dix heures, en revenant de l’hôpital, Pricaz trouva Véronique Dunand dans son bureau en compagnie de Dussolliet.
La jeune fille avait les traits tirés, les yeux cernés, le visage diaphane. Elle se leva lorsqu’elle vit Pricaz.
– Qu’est-ce qui vous arrive mademoiselle Dunand ? Asseyez-vous.
Véronique, à la limite des larmes, inspira fortement et lâcha d’une traite :
– Hier, à midi et demie, j’ai eu un accident. Je me suis affolée, je ne me suis pas arrêtée. Ce matin, j’ai lu dans le journal que c’était grave, alors...
– Calmez-vous et racontez-moi ça dans l’ordre. Ça s’est passé où ?
– Au carrefour de l’avenue de Chambéry et de la rue de l’Isernon, je démarrais au feu vert...
– Vous étiez arrêtée au feu rouge et vous redémarriez ?
– Oui, la mobylette est arrivée à fond, sur ma gauche. Elle a touché le pare-chocs arrière de ma deux-chevaux.
– Et vous avez paniqué ?
– Oui, surtout après l’incident d’hier midi.
– Quel incident ?
– J’ai trouvé ma voiture avec les quatre pneus dégonflés.
– Tiens tiens, et vous savez qui...
– Non, pas vraiment.
– Comment pas vraiment, vous avez des soupçons ?
– J’ai pensé un instant que ceux que je vous avais signalés comme étant sortis de l’étude lundi dernier avaient voulu se venger.
– Et vous ne le pensez plus ?
– Non, car ils étaient tous en classe hier matin.
– Vous avez bien fait de venir, mademoiselle. Pour votre accident, ça devrait s’arranger. Le jeune en question va s’en tirer avec quelques points de suture et une bonne leçon ! Au fait, savez-vous de qui il s’agit ?
– Le journal disait Fernand Almeida je crois, mais je ne vois pas...
– C’est un des jeunes loubards qui traînent toujours près de votre collège !