21. Cannabis.
      « Ça tourne en rond... » murmura Pricaz une fois que Véronique fut partie.
– Qu’est-ce que vous dites ? intervint Dussolliet.
– Non, rien.
– Vous pensez toujours que le décès du collégien n’est pas accidentel ?
– J’en suis persuadé. Rappelle-toi les deux plaies à la tête de Vincent, une horizontale et l’autre verticale !
– C’est vraiment important ?
– Essentiel ! Ecoute, en retournant sur les lieux, j’ai fini par trouver deux cheveux collés contre l’angle du mur au sommet de l’escalier. Ces deux cheveux appartenaient à Vincent Lebrun, le labo l’a confirmé.
– Donc, vous pensez que...
– Mais oui, Vincent a cogné le mur violemment et s’est ouvert le cuir chevelu.
– Il s’est peut-être cogné tout seul...
– Ça ne tient pas debout, si j’ose dire. Les cheveux étaient à hauteur de mes yeux or Vincent mesurait un mètre soixante quinze, ma taille à peu près. Si le choc avait eu lieu au moment d’une chute, ils auraient été plus bas ! Et puis c’est l’arrière du crâne qui a porté donc il a été poussé !
– Et comment expliquez-vous les autres traumatismes ?
– Vincent, à moitié assommé, titube vers l’escalier et tombe. En tombant, sa tête heurte violemment une marche d’ou la seconde blessure, horizontale celle-là !
– Et la jambe fracturée ?
– Il a dû se prendre le pied entre deux barreaux de la rampe de l’escalier en tombant.
– Moi, je vois les choses différemment. J’ai bien lu le mot cannabis dans le rapport du labo ?
– Oui, et alors ? répliqua Pricaz d’un ton un peu excédé.
– Alors je pense que, sous l’effet de la drogue, il a perdu l’équilibre et s’est bêtement cogné une première fois, avant de tomber comme vous l’avez dit.
– Non, pas d’accord !
– Mais pourquoi ?
– Connais-tu les effets du haschich sur celui qui en fume ?
– Il est dans un état second je présume.
– En réalité, cette drogue dite douce, donne une sensation d’euphorie, de bien-être, de désinhibition, d’excitation. Vincent n’a pas fumé de joint ce jour-là !
– Comment pouvez-vous être aussi catégorique ?
– C’est simple, son professeur de physique l’a décrit comme étant rêveur, voire abattu pendant l’heure qui a précédé le drame.
– Alors vous laissez tomber la piste haschich ?
– Mais non, c’est par là que je vais attaquer au contraire. Sais-tu qui je viens de voir à l’hôpital ?
– Oui, le jeune à la mob.
– Féfé, Fernand Almeida dit Féfé. Et sais-tu ce qu’il avait dans les poches au moment de son accident ?
– Non, mais vous allez me le dire.
– Des barrettes de résine de cannabis dans une boîte d’allumettes !
– Donc vous pensez que lui, il était sous l’effet de la drogue au moment de l’accident ?
– Possible ! Mais ce n’est pas le plus important. Pour moi, ce Féfé est un petit dealer, un simple revendeur de « chocolat » . C’est lui qui fournit certains jeunes du collège.
– Comment pouvez-vous en être sûr ?
– Je n’en suis pas sûr, je présume seulement. Tu te rappelles les noms de ses potes ?
– Pas vraiment.
– C’est pourtant la charnière de l’enquête : un de ses potes s’appelle Santo, Miguel Santo.
– Et puis ?
– Et bien Miguel Santo a un frère en troisième, Felipe qui fait partie de la bande de ceux qui s’absentent régulièrement de l’étude !
– Almeida, Santo, ce sont des noms espagnols. En Espagne l’usage des drogues douces a été libéralisé non ?
– En attendant, en France, la détention et la vente de ce genre de produit constitue toujours un délit et je n’ai pas l’intention de fermer les yeux sur ce trafic qui, en plus, concerne des collégiens !
– Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
– Pour Féfé, on essaiera de remonter la filière, mais sans grand espoir. Par contre, je vais retourner au collège pour vérifier mon hypothèse, et aussi pour tirer au clair cette histoire de lettre anonyme.

      Pricaz décrocha son téléphone et composa le numéro du collège.
– Allô, je voudrais parler à monsieur le principal.
– Un instant s’il vous plaît.
L’inspecteur, combiné coincé entre l’épaule et l’oreille, jouait machinalement avec un crayon qu’il tournait et retournait entre ses doigts. Les petites manipulations avaient toujours aidé sa réflexion.
– Allô ? Monsieur le Principal n’est pas dans son bureau pour le moment, pouvez-vous rappeler ?
– Oui, je rappellerai. Attendez, vous êtes bien monsieur Lemercier ?
– Oui, c’est pourquoi ?
– Je suis l’inspecteur Pricaz...
– Je vous avais reconnu ; avec le standard, j’ai l’habitude des voix !
– Je peux vous voir ? Vous êtes de service ce matin ?
– Je suis de service jusqu’à deux heures. Après, il n’y a plus personne au collège. C’est samedi aujourd’hui !
– À tout de suite, monsieur Lemercier.
Pricaz reposa l’appareil et se leva pour prendre son anorak suspendu au portemanteau. C’est en l’enfilant qu’il perçut un bruit de papier froissé. Une rapide exploration lui permit de sortir d’une poche intérieure une copie ornée d’un zéro doublement souligné à l’encre rouge.
– Tiens, lança-t-il à son adjoint, la dernière interrogation écrite du jeune Lebrun. La physique n’était pas son point fort !
L’inspecteur Dussolliet prit la copie double perforée et y jeta un regard curieux. Sur le recto de la première feuille était écrite la phrase suivante, les deux premiers mots soulignés.
Je vais démontrer que AG = 5AH et que la force donc la valeur est orientée...
– Il n’avait pas bien appris sa leçon ce jour là le petit Vincent, se dit Dussolliet.

      Les mains dans les poches de son anorak, l’inspecteur principal Pricaz sortit du commissariat par le square Jean-Jacques Rousseau. Cette fois, les arbres perdaient rapidement leurs dernières feuilles et la vue de l’eau vive et glacée de la rivière le fit frissonner. Bien qu’il ne fut que dix heures du matin, la lumière était crépusculaire.
Arrivé rue Royale, il tourna le regard en direction du lac. Les plans successifs des montagnes étaient gris sur gris et l’eau avait l’aspect plombé des mauvais jours. Le vent aigrelet qui soufflait par rafales du sud-ouest allait encore amener la pluie avant la fin de la matinée, gâchant le week-end ! Pas question de sortie en montagne ce dimanche. Bah, un feu de bois, un fauteuil et un bon livre compenseraient largement ce désagrément. Il en profiterait pour faire griller quelques châtaignes ; elles accompagneraient à merveille la bouteille de vin bourru que son adjoint venait de lui donner.
Ces pensées l’avaient conduit jusqu’au portail du collège. Il n’eut pas besoin de sonner, il était dix heures et dix minutes et la récréation venait de se terminer. Le Guste était en train de relever le crochet maintenant la porte en position d’ouverture.
– Monsieur Lemercier, vous avez une minute ?
– Oui, entrez seulement...
– Juste quelques mots. Vous finissez votre service à quelle heure en semaine m’avez-vous dit ?
– Je finis le nettoyage vers sept heures, mais les jours de réunions de parents d’élèves, je dois attendre jusqu’à dix heures et quelquefois plus pour fermer. Pourquoi ?
– Vous ne faites pas de surveillance de nuit ?
– Manquerait plus que ça ! Pourquoi ?
– Il vous arrive de faire une ronde de temps en temps ?
– Le soir, je regarde la télé ou je dors, pourquoi ?
– Hier soir, avez-vous fait un tour dans le collège ?
– Hier soir ? Pourquoi ?
– Mais répondez donc au lieu de toujours demander pourquoi !
– Hier ? Je ne me rappelle pas. J’ai dû me coucher. Pourqu...
– Bon, bon, passons. Monsieur Blanc est là maintenant ?
– Il est dans son bureau, je crois. Je dois l’appeler ?
– Non, c’est inutile, merci.

– Bonjour madame Golliet. A quelle heure finissent les cours de troisième D aujourd’hui ?
– Bonjour inspecteur. Attendez... La secrétaire consulta le tableau mural. À onze heures !
Pricaz consulta sa montre.
– Dix heures et demie, j’ai le temps. Dites-moi, lundi dernier, vous n’avez pas vu les élèves Chapelle et Meyer de troisième D ? Ils ne sont pas venus dans votre bureau ?
– Non, pas que je me souvienne.
– Vous en êtes sûre ?
– Autant qu’on peut l’être, mais vous savez, dans une journée il passe beaucoup d’élèves ici !
– Monsieur le Principal est occupé ?
– Je vous introduis tout de suite.
Monsieur Blanc raccrocha son téléphone et fit pivoter son siège vers l’arrivant.
– Ah, inspecteur, avez-vous terminé votre enquête cette fois ? L’inspecteur d’académie ne cesse de m’appeler et j’ai même reçu un appel du rectorat qui exige un nouveau rapport. Où en êtes-vous ?
– Bonjour monsieur le Principal, ça avance, ça avance. Vous ne voyez pas d’inconvénients à ce que je convoque à nouveau quelques élèves de troisième D ?
– Faites ! Ils ont commis des bêtises, n’est-ce pas ? Ça ne m’étonne pas !
– Ah, j’allais oublier de vous poser la question. Lundi dernier, l’après-midi, vous n’avez eu vent d’aucun incident particulier dans le collège ?
– De quel genre d’incident voulez-vous parler ?
– Une bagarre, l’intrusion d’une personne étrangère à l’établissement, un chahut particulier, que sais-je...
– Lundi, voyons... Non, je n’ai pas quitté mon bureau avant le conseil de classe et je n’ai été avisé de rien. Est-ce tout ce que vous voulez savoir ?
– Je désire aussi consulter les dossiers du personnel, c’est possible ?
– Si c’est une demande officielle, oui.
– Ce n’est pas vraiment officiel, mais en cas de besoin... Je veux consulter en particulier celui de monsieur Lemercier.
– Demandez à ma secrétaire, elle possède la clé. Autre chose ?
– Pas dans l’immédiat.