L’inspecteur resta longtemps, menton dans les mains, coudes sur les genoux, assis sur une table de la salle de réunion. Il pensait bien savoir comment Vincent était mort mais ne comprenait pas encore pourquoi. Et c’est le mobile qu’il fallait trouver pour confondre le ou la coupable. Les copains de Vincent semblaient hors de cause : trois pauvres gamins un peu paumés ; l’un trop faible, les deux autres trop délaissés. Pour eux, la leçon avait été rude !
Qui avait intérêt à la disparition de Vincent ? Féfé, le fournisseur de drogue ? Possible. Il avait pu s’introduire dans le collège à la faveur de la bousculade qui accompagne toujours la libération des élèves en fin de journée, rejoindre Vincent à l’étage pour négocier la vente de quelques barrettes ; discussion, bagarre et chute dramatique de Lebrun.
Ou encore Géraldine, l’amie quelque peu délaissée, l’amie jalouse des autres filles de la classe ! N’avait-elle pas essayé de le convaincre du décès accidentel de Vincent ? Il lui fallait voir à nouveau la jeune fille avec son visage d’ange et ses longs cheveux blonds. Elle avait déjà menti, ne serait-ce que par omission, au sujet de sa sortie de l’étude ! Ses larmes venaient-elles d’un réel chagrin ou du remords d’un geste inconsidéré ? Le scénario est plausible : Géraldine est toujours amoureuse d’un Vincent un peu volage, d’un Vincent qui exige d’elle plus qu’elle ne veut donner. Il veut l’embrasser, la caresser de façon plus précise, elle le repousse. Il insiste, elle se débat plus fort, pousse violemment au moment exact où il la lâche, ce qui a pour effet de projeter le garçon contre le mur. Perte de connaissance de Vincent, affolement de Géraldine qui se sauve par l’autre escalier sans être vue. Il fallait décidément rencontrer à nouveau la jeune fille et au besoin la pousser dans ses derniers retranchements pour savoir la vérité.
La sonnerie retentit soudain dans le couloir, l’inspecteur consulta sa montre : midi. De toute façon, les élèves de troisième D avaient fini leurs cours depuis une heure. L’enquête était donc au point mort jusqu’au lundi matin, à moins que...
Pricaz se leva et se rendit au secrétariat. Madame Golliet enfilait son manteau.
– J’ai juste besoin d’une adresse, je ne vais pas vous retarder longtemps.
– Le fichier des élèves est là, sur le bureau. Allez-y, consultez. Vous n’aurez qu’à simplement tirer la porte en partant. Monsieur Lemercier passera pour verrouiller. Je vous laisse.
Le concierge, mais oui, le concierge ! Lui aussi pouvait être coupable : un homme qui avait été muté d’office pour brutalité envers un élève ! Pricaz imagine très bien la scène : Lemercier monte dans les étages pour effectuer son nettoyage et rencontre le jeune homme. Il lui intime l’ordre de descendre. Vincent refuse ou pire encore se moque de lui. Le concierge irascible veut le faire descendre de force et c’est le drame. Ou encore Vincent surprend le Guste à sa descente du grenier, il menace de le dénoncer. Le concierge s’affole et pousse l’adolescent dans l’escalier pour le faire taire.
Tout en réfléchissant, Pricaz compulse le classeur et isole une fiche de renseignements. La photo d’identité en couleurs confirme son choix, c’est bien Géraldine. Père agent technique dans une usine d’Annecy, mère vendeuse, un frère de dix sept ans au lycée technique et un autre de dix à l’école primaire. L’inspecteur sortit son carnet et nota l’adresse : avenue du Rhône, c’est tout près.
La loge était vide lorsque Pricaz sortit du collège. Il remit à plus tard une nouvelle discussion avec le concierge. Mains dans les poches, il se dirigea machinalement vers la rue Royale. Arrivé sur le pont du Thiou, il fut prit d’une inspiration soudaine et tourna à gauche pour s’engager promenade Lachenal et rejoindre ainsi l’avenue du Rhône.
C’est à mi-chemin de la promenade qu’il croisa Géraldine accompagnée d’un caniche noir tirant avec énergie sur une laisse à enrouleur.
– Tiens, mademoiselle Gattaz, j’allais justement vous voir !
– Chez moi ? Mais pourquoi faire ?
– Faisons quelques pas ensemble et racontez-moi ce que vous avez fait lundi dernier à partir de cinq heures de l’après-midi.
– Mais je vous l’ai déjà dit, pourquoi redemander ? Vous ne pensez tout de même pas que...
– Écoute Géraldine...
La réaction de la jeune fille fut immédiate :
– Je ne vous permets pas de me tutoyer ni de m’appeler Géraldine, c’est réservé à mes amis !
– Mademoiselle Gattaz, je vous rappelle que je suis un policier qui enquête sur la mort d’un garçon qui lui était votre ami ! Vous semblez être la dernière personne à avoir discuté avec Vincent, d’après les divers témoignages de vos camarades de classe. Je ne suis a priori pas votre ennemi, mais je dois quand même vous reposer la question : qu’avez-vous fait, qu’avez-vous dit avec Vincent lundi à cinq heures ?
– J’ai effectivement discuté avec Vincent après l’interro de physique. Je lui ai demandé s’il avait su faire.
– Qu’a-t-il répondu ?
– Il m’a dit qu’il avait juste écrit une phrase.
– Et puis ?
– Je lui ai demandé s’il voulait venir se promener un peu avec moi.
– Et il n’a pas voulu ?
Les pommettes de Géraldine rosirent et elle baissa la tête sans répondre.
– Chaque mot qu’il a pu prononcer peut être d’une importance capitale, même si vous pensez que ce qu’il vous a dit n’a pas de rapport avec le drame, répétez-le moi.
Géraldine respira fort à plusieurs reprises, comme un plongeur qui va se jeter à l’eau.
– Il m’a dit qu’il voulait bien sortir avec moi si... je lui promettais de... coucher avec lui !
– Je vous remercie de votre confiance, mademoiselle Gattaz. Ensuite, vous êtes sortie ? Vous ne vous êtes rien dit d’autre ?
– Je lui ai dit que je n’étais pas encore sûre de moi, que je voulais encore attendre mais que j’aimais bien sortir avec lui.
– Que vous a-t-il répondu exactement ?
– Exactement, il a dit qu’il ne pouvait pas sortir maintenant avec moi parce qu’il avait quelqu’un à voir.
– Vous êtes certaine que ce sont ses propres mots : il avait quelqu’un à voir ?
– Oui, je suis formelle !
– Alors vous êtes partie, seule ?
– J’ai rejoint une copine, Caroline. On habite dans le même immeuble, on fait le chemin ensemble.
– Caroline qui ? Excusez-moi, je suis obligé de vous demander cette précision.
– Je suppose que vous faites votre métier, mais c’est vexant de ne pas être crue sur parole quand on est sincère ! Caroline Audibert ! Vous pourrez lui demander, elle est aussi en troisième D.
– Vous êtes parties tout de suite ?
– Pas immédiatement.
– Tiens, pourquoi ?
– Je suis allée aux toilettes avec Caro, elle avait... un problème... un problème de femme.
– Oui, oui. Vous êtes finalement parties à quelle heure ?
– Il pouvait être cinq heures un quart ou cinq heures vingt. On a éteint les toilettes et on est parties, le portail était encore ouvert.
– Côté garçons, c’était allumé ?
– Non, c’était éteint.
– Et vous n’avez vu personne bien sûr ?
– Non, heu, on a juste aperçu le principal qui traversait la cour.
Pricaz hésita, puis il eut un petit sourire triste avant de murmurer :
– Au revoir... Géraldine ?
L’adolescente planta pendant quelques secondes ses yeux noisette dans ceux du policier avant de lui tendre la main, résolument.