Géraldine avait tourné les talons, tirée par son chien. Pricaz lui aussi fit demi-tour, tout à ses pensées. Bizarrement, il était soulagé de savoir que Géraldine fut innocente. Il avait tout de suite eu de la sympathie pour cette jeune fille au regard direct et franc. L’alibi, il en avait la certitude, était valable. Il savait instinctivement reconnaître les accents de la sincérité.
Ah, si dans sa jeunesse, il avait rencontré une fille comme elle, sûr et certain qu’il aurait tout fait pour s’en faire aimer !
Il se secoua : étrange cet amour platonique à retardement chez un vieux célibataire.
Cet alibi, qu’en bon professionnel il se devait de vérifier, restreignait le nombre des coupables possibles, mais donnait un nouvel éclairage aux derniers instants de Vincent : il devait voir quelqu’un. C’est ce quelqu’un qu’il devait à tout prix identifier pour trouver la solution de cette affaire.
Mais qui ? Qui Vincent devait-il voir ?
Si ça avait été un copain de la classe ou du collège, n’aurait-il pas simplement dit le nom à Géraldine ? C’était donc probablement un adulte : un professeur, un surveillant ou peut-être le concierge, ou encore Féfé, le petit loubard fournisseur de drogue.
Comment faire pour joindre le personnel du collège maintenant ? Ce n’était plus possible ! Mais Féfé, lui, devait toujours être à l’hôpital ! Il fallait y retourner.
L’inspecteur, sans s’en rendre compte, avait laissé ses pas le guider. Émergeant de ses pensées, il regarda autour de lui : il avait marché jusqu’au puits Saint-Jean, en plein centre ville. Là, un groupe de musiciens sud-américains jouait de la flûte indienne. Les notes, à la fois aigrelettes et feutrées, irrégulièrement emportées par le vent, n’arrivaient pas à combattre la tristesse du ciel moutonné. L’aspect du lac, composant avec les montagnes tout un camaïeu de grisaille, emplit son coeur de nostalgie.
Le policier se secoua de nouveau : pousser jusqu’à l’hôpital ou rentrer chez lui ? Il décida de s’accorder quelques heures de répit et coupa à travers les vieux quartiers en direction du château vers le côte Perrière et son petit deux pièces. Il introduisait la clé dans la serrure quand Sherkahn arriva en bondissant et se frotta contre ses jambes, pattes sur ses chaussures.
Quand l’inspecteur ouvrit ses persiennes le lendemain matin, le soleil entra à flot. La perturbation qui avait copieusement arrosé la région pendant la nuit s’en était allée, laissant derrière elle une atmosphère limpide et froide. Quelques écharpes de brume traînaient encore à mi-hauteur des montagnes. Sur les sommets, la neige fraîche étincelait.
Il avala rapidement un bol de café instantané et, après une toilette sommaire, sortit en direction de la place du château récupérer sa voiture.
Sans but précis, il roula vers la basilique de la Visitation et stoppa face au lac, près des longues-vues judicieusement placées sur ce terre-plein, à l’usage des pèlerins et des touristes. Comme il sortait de sa 205, le bruit d’un cyclomoteur attira son attention. Dans un lacet de la route à trente mètres sous lui, vêtu d’un pantalon de treillis, d’une veste bleue de travailleur et d’un béret, Auguste Lemercier, pédalant pour soulager l’effort de son moteur, gravissait la côte conduisant, au delà de la basilique, à la forêt de la Grande Jeanne.
Par pur réflexe professionnel, Pricaz remonta dans sa voiture et démarra immédiatement, précédant la mobylette d’une cinquantaine de mètres. Jetant de nombreux et rapides regards à son rétroviseur pour ne pas perdre le contact, l’inspecteur s’engagea bientôt sur la route forestière. L’étrange filature prit fin lorsqu’il vit le cyclomoteur tourner à gauche en direction du parking desservant l’enclos aux daims de la Fontaine aux oiseaux. Il se rangea sur le côté de la route et, sans prendre le temps de verrouiller son véhicule, coupa à travers les taillis en direction de la clairière aménagée en parc de stationnement.
Le concierge venait d’attacher son engin et libérait les sandows fixant son panier au porte-bagages. Pricaz, la mine avenante, avança vers le concierge qui le regarda venir d’un oeil soupçonneux.
– Tiens, quel hasard, c’est monsieur Lemercier ! Vous allez aux champignons ? Ce n’est pas trop tard en saison ?
– On peut toujours trouver des petits gris ou des pieds bleus, et même des morilles d’automne dans certains coins !
– Je croyais que les morilles poussaient au printemps...
– Oui, c’est pas vraiment des morilles qu’on trouve en ce moment, c’est un peu moins bon mais, une fois bien cuit, c’est bon quand même. Ils appellent ça des helvelles.
– Dites donc, vous avez l’air d’en connaître un rayon question champignons ! Vous devriez me montrer.
– Si ça vous intéresse, venez faire un bout avec moi...
– Oui, volontiers.
L’inspecteur emboîta le pas de Guste qui s’enfonça dans la forêt par un large chemin, puis un mince sentier et enfin par un cheminement très peu pratiqué. Les feuilles accumulées trahissaient la présence de hêtres qui laissèrent peu à peu la place aux conifères. Monsieur Lemercier se dirigea vers un bouquet de mélèzes à la cime dorée et ralentit sa marche. Tête baissée, il fouilla de son bâton dans les aiguilles tombées mêlées de feuilles de bouleaux pour s’accroupir bientôt, un genou au sol.
– Tenez, regardez, voici quelques grisets, ils viennent de sortir.
– C’est bon ça ? L’inspecteur eut une moue dubitative devant les petits chapeaux soyeux couleur de terre.
– C’est fameux avec une sauce à la crème, vous ne pouvez pas croire ! Guste, opinel en main, se mit à couper les pieds des petits champignons avant des les glisser un à un dans son panier de pêcheur. Pricaz s’accroupit pour aider à la cueillette mais le concierge ajouta :
– Il vaut mieux couper les pieds sur place, au couteau. Cette espèce-là est très fragile. Comme ça, on évite de prendre des saletés avec !
– Dans ce cas, il vaut mieux que je vous laisse faire.
– Oui, il vaut mieux.
– Dites-moi, monsieur Lemercier, au sujet du jeune Lebrun, vous avez bien votre idée ? À votre avis, comment ça a pu se passer ?
– J’ai un avis comme tout le monde. Moi, je pense qu’il est tombé en chahutant avec un copain et, comme ils n’avaient pas le droit d’être dans les étages après les cours, le copain s’est sauvé sans rien dire. Et voilà !
– Vous avez vu quelqu’un se sauver ? À quel moment exactement ?
– Mais non, je n’ai pas dit ça ! Mais c’est possible quand même !
– Savez-vous que j’ai reçu une lettre anonyme à votre sujet ?
– Hein ?
– Oui, une lettre qui vous accuse de traîner dans le grenier du collège la nuit.
– Ben ça alors !
– Il n’y a rien de vrai là-dedans bien sûr ?
– Ça dépend, il m’arrive d’aller dans le grenier pour remiser du matériel scolaire hors d’usage, ou de faire une inspection pour voir s’il n’y a pas de fuite au toit.
– Même la nuit ?
– La nuit non, mais le soir, ça m’est arrivé plusieurs fois.
– Avez-vous remarqué quelque chose d’anormal ?
– Je crois que oui. Il me semble que des réunions se sont tenues dans les combles : j’ai repéré des chaises rafistolées rangées autour d’un vieux bureau.
– D’après vous, ça pourrait être qui ?
– Je ne sais pas du tout ! Il n’y a que l’intendante qui a la clé, en plus de moi.
– Ça pourrait être des élèves avec une clé trafiquée ! Vous ne voyez pas qui a pu vous accuser ?
– Accuser de quoi ? De faire mon travail ?
– Lundi dernier, vous avez commencé votre service de nettoyage à quelle heure ?
– J’ai commencé vers cinq heures ou cinq heures cinq ce jour là.
– Ah, vous étiez dans le bâtiment principal ?
– Non, non, j’ai commencé par nettoyer les WC de l’autre côté de la cour, puis on a fait la salle des professeurs...
– Qui on ? Je croyais que la femme de peine était absente.
– Oui, mais Mimile, je veux dire Emile Dunoyer, le factotum, m’a donné un coup de main. Il n’y est d’ailleurs pas obligé, ce n’est pas dans son travail, mais comme c’est un copain...
– Votre copain Emile est resté avec vous jusqu’à quelle heure ?
– Jusqu’à six heures. Il m’a quitté comme j’allais monter faire les classes.
– Vous faites les classes après, pourquoi ?
– Parce que des fois il y a des professeurs qui restent dans leurs salles après leurs cours.
– Qui par exemple ?
– Ben par exemple monsieur Van der... heu... heu, le prof de math quoi !
– Je vois, oui. Pendant ce temps– là, qui est-ce qui tient la loge ?
– Personne, je bloque la gâche électrique du portail en position libre, comme ça si un professeur veut entrer ou sortir, il n’a qu’à pousser. Mais dites, vous me posez bien des questions, pourquoi ?
– C’est seulement à cause de cette lettre anonyme.
– J’ai cru un instant que vous me soupçonniez de je ne sais quoi !
– Rassurez-vous monsieur Lemercier, vous avez un alibi en béton puisque Mimile était avec vous au moment du drame.
– Parce que vous pensez qu’il n’est pas tombé tout seul ?
– C’est une certitude, monsieur Lemercier.
– Ben heureusement que j’ai un alibi comme vous dites, parce qu’après mon affaire de Chambéry, on m’aurait tout de suite accusé !
– Qu’est-ce qui s’est passé à Chambéry ?
– J’ai donné une baffe à un gamin qui m’avait traité de loufiat. Les parents, des gens de la Haute, se sont plaints et bien sûr, pour tout le monde, c’est moi qui étais en tort. Mais je ne regrette rien, je suis mieux à Annecy, c’est mieux pour la pêche et les champignons !
– Je vous laisse, monsieur Lemercier, bonne cueillette ! Mais comment on fait pour retrouver le route ? Je crois que je suis un peu perdu !
– Marchez en tournant le dos au soleil pendant dix minutes, vous couperez la route du Semnoz, vous n’aurez plus qu’à descendre un peu.
– Vous connaissez bien le coin. Merci, au revoir.
Pricaz s’éloigna en direction de la route. La forêt sentait bon l’humus et la terre mouillée, le soleil jouait à travers les branches et les feuilles tombées bruissaient sous les pieds. « Le Guste a trouvé une sorte de bonheur, se dit l’inspecteur, il a ses petits travers mais c’est sûrement un brave homme... Ça ne simplifie pas mon travail, un suspect de moins... Vincent n’est pourtant pas tombé tout seul dans ce foutu escalier ! »