26. Impasse.
      « Allô, Dussolliet ?... Oui, c’est moi, que fais-tu cet après-midi ?... Tu peux passer à la maison ?... Juste pour discuter en buvant un verre de bourru... Oui, c’est ça, on fera griller quelques châtaignes. À tout de suite ! » Pricaz se mit à préparer la cheminée, méthodiquement. Il disposa d’abord sur le foyer quelques feuilles de papier journal froissées qu’il couvrit des débris d’une cagette récupérée au supermarché, puis il entrecroisa dessus des morceaux de planches soigneusement mises de côté lors de la rénovation de son logement. Satisfait de son travail, il disposa deux bûches à côté de l’âtre. Du fond de la crédence, il saisit un diable qu’il posa sur le linteau de la cheminée, puis sortit du cellier un panier à demi plein de châtaignes et se mit à entailler l’écorce des fruits avec un couteau de cuisine. Il venait juste de terminer quand on frappa aux carreaux de la porte d’entrée.
– Oui, entre !
L’inspecteur Dussolliet pénétra dans la cuisine précédé de Sherkahn qui s’était précipité, profitant de l’ouverture.
– C’est à vous ce fauve ?
– Non, c’est le chat des voisins, mais il est d’agréable compagnie et d’une grande fidélité en amitié.
– Dites donc, c’est bien arrangé chez vous ! Vous avez réalisé ça tout seul ?
– Non, pas les gros travaux... Mais installe-toi ! Tiens, « éclaire » le feu pendant que je sors les verres. Les allumettes sont sur la tablette.
La cheminée refoula la fumée pendant quelques secondes puis, d’un seul coup, se mit à ronfler et les planches d’épicéa crépitèrent, projetant des étincelles sur le carrelage.
– Installe-toi dans le fauteuil, j’arrive tout de suite. Pricaz retourna au cellier d’où il revint en arborant une bouteille dont le goulot laissait échapper un peu de mousse.
– Voilà le bourru ! s’exclama-t-il et il remplit les verres à ras-bord.
– À la tienne ! – À votre santé.

– Tu vois Dussolliet, beaucoup de gens n’aiment pas l’automne et pourtant, selon moi, c’est la meilleure saison : quoi de plus agréable qu’une journée ensoleillée comme celle-ci, surtout quand elle se termine auprès d’un bon feu de cheminée, avec un litre de cidre ou de bourru et des châtaignes.
– Oui, sûrement mais on n’a pas souvent le temps d’en profiter dans notre métier ! À propos, avez-vous du nouveau dans l’affaire du collège ?
– Du nouveau, oui, mais pas dans le sens de la conclusion, tiens écoute. Les gamins: innocents ! Géraldine, la petite amie : hors de cause ! Le concierge ? il a un alibi, et les loubards aussi !
– Il n’y avait pas une histoire de drogue dans tout ça ?
– Oui, il y avait bien une petite affaire de « H » mais finalement sans rapport direct avec la mort de Vincent. Pour le moment je suis un peu dans l’impasse, je n’ai plus de suspect, je vais être obligé de conclure à l’accident.
– Mais vous n’y croyez pas ?
– Je t’ai déjà dit que ce n’était pas vraisemblable.
– Donc vous êtes persuadé que Vincent a été poussé ?
– Oui, mais par qui ? Tous les suspects sont hors de cause. Accuser qui ? Un professeur ? Un surveillant ? Le principal ? Ce n’est pas sérieux ! Et pourtant, il faut bien que quelqu’un l’ait poussé. J’ai un instant pensé à la surveillante puisqu’elle était dans le bâtiment jusqu’à cinq heures et demie, mais ça ne colle pas avec son personnage. Elle m’a signalé les absences de l’étude et, après son accident de la route, elle revient spontanément se dénoncer. Et puis le mobile ? Quelle raison l’aurait conduit à pousser un de ses élèves dans l’escalier ? En aurait-elle seulement eu la force ? Il ne faut pas oublier que Vincent était un sportif entraîné !
– Attendez un peu, je pense à quelque chose. Dans ce fameux club du grenier, il y avait des cigarettes, un peu de haschisch, de l’alcool mais aussi des revues pornos non ?
– Oui, et alors ?
– Je me disais que ces revues, à force de présenter les femmes uniquement comme des objets de plaisir, peuvent donner à ces adolescents l’illusion qu’il n’y a qu’à... se servir ! Vincent, tracassé, obsédé par ses envies aurait pu se laisser aller et tenter de forcer quelqu’un...
– Et qui selon toi ?... Une de ses copines de classe ? Mais tu as raison, il faut aussi creuser de ce côté-là.
– Que comptez-vous faire maintenant ?
– Dès demain, je retourne au collège. Je compte sur toi pour m’accompagner, à moins que tu sois sur une enquête urgente ?
– Non, rien que la routine. Comment allez-vous opérer ?
– Je vais réunir tous ceux qui, de près ou de loin, sont partie prenante de cette histoire et essayer de provoquer des réactions.
– Et dans le cas contraire ?
– On classera le dossier.
– Ah tenez, j’ai encore dans la poche la copie de physique de Vincent, mais je ne pense pas que ce soit une pièce à verser au dossier.
– Donne toujours, je la rendrai demain à son professeur.
– C’était sur quoi, cette interrogation écrite ?
– Je crois qu’on m’a parlé d’énergie cinétique.
– Attendez voir, qu’est-ce qu’il a écrit déjà ?
Je vais démontrer que AG = 5AH et que la force donc la valeur est orientée. Effectivement, cela peut avoir un rapport avec la physique, mais pourquoi a-t-il souligné les deux premiers mots ?
– Je n’en sais rien mais comme son professeur lui a collé un zéro, ça ne doit pas avoir beaucoup de valeur.
– À votre place, j’essaierai de savoir à côté de qui il se trouvait pendant le devoir de physique et ce qu’il a fait exactement pendant l’heure.
– Je verrai ça demain. À la tienne ! Et Pricaz leva son verre de vin nouveau en direction de son adjoint.