Pricaz s’essuya la bouche d’un revers de main.
– Allons-y maintenant ! fit-il en posant un billet de vingt francs sur le zinc.
– Permettez, c’est pour moi ! intervint Dussolliet d’un ton péremptoire en sortant son portefeuille.
Dehors le brouillard était toujours aussi dense et les policiers relevèrent chacun leur col en franchissant la porte du bar.
La loge était vide mais le portail était bloqué en position d’ouverture quand ils se présentèrent devant le collège. Dans la cour, les élèves surpris par la longueur de la récréation discutaient par petits groupes. La convocation de certains d’entre eux faisait l’objet de la conversation, alimentée par la présence de la 305 de la police visible de la cour. L’arrivée des deux inspecteurs fit tourner tous les regards et interrompit provisoirement les discussions.
Dans la salle polyvalente, l’inhabituelle assemblée observait un silence gêné. Les tables, d’habitude disséminées, avaient été disposées de façon à composer un grand rectangle autour duquel tous avaient pris place. Les élèves serrés occupaient un petit côté, le concierge et le factotum occupaient l’autre. Les professeurs faisaient face au principal qui partageait un grand côté avec madame Golliet. La surveillante se trouvait reléguée en coin de table, entre les professeurs et les élèves. Monsieur Combat, le professeur d’anglais, regardait le plafond, l’air détaché tandis que monsieur Mermillod jouait nerveusement avec un crayon qu’il faisait tourner entre ses doigts. Monsieur Vanderaert, lui, consultait le livre de mathématiques des troisièmes. Madame Duparc corrigeait des copies de physique et le prof de gym, monsieur Lathuille, regardait sans le voir son chronomètre qu’il déclenchait rythmiquement sous l’oeil irrité du principal.
Pricaz poussa la porte et, visage fermé, suivi de son adjoint, entra dans la grande salle dans un silence de cathédrale. Dussolliet alla s’adosser contre un radiateur. Pricaz, lui, fit lentement le tour de la table avant de s’arrêter contre le comptoir séparant la bibliothèque du reste de la salle, obligeant toutes les têtes à pivoter. Le silence se fit plus pesant.
– Mesdames, messieurs, je suis là pour faire la lumière sur le drame de lundi dernier. Je n’irai pas par quatre chemins: il s’agit d’un meurtre et le meurtrier se trouve ici, parmi nous. Sur les seize personnes assises autour de cette table, l’une s’est rendue coupable d’un homicide !
– J’espère que vous ne me comptez pas dans le nombre ! intervint le principal.
– Toutes les personnes qui sont là ont, soit menti au moins une fois, soit eu une raison ou une opportunité d’accomplir le geste criminel. Même vous, monsieur le principal ! Alors, évitez de m’interrompre !
– Devant des élèves, c’est intolérable ! Puis-je savoir ce que vous me reprochez ?
– Commençons par vous puisque vous le désirez. Samedi matin, vous m’avez affirmé que vous n’aviez pas quitté votre bureau avant le conseil de classe de six heures, n’est-ce pas ?
– Oui, et alors ?
– Alors ? Lundi dernier à cinq heures un quart, vous vous êtes rendu dans ce bâtiment ! fit le policier en désignant du doigt, à travers une fenêtre, l’endroit tragique.
– Comment ? Mais c’est faux !
– Géraldine Gattaz, ici présente, vous a aperçu en train de traverser la cour ce jour là.
– C’est une petite menteuse !
– Non, je ne mens pas ! Vous pouvez demander à Caroline Audibert ma copine, elle était avec moi !
– Les élèves n’ont pas le droit de rester dans le collège après la fin des cours, vous serez punies !
– On était allées au toilettes...
– J’attends votre explication, reprit l’inspecteur en fixant monsieur Blanc.
– Heu... Attendez... Lundi ? Après cinq heures dites-vous... Ah oui, en effet, ça m’était complètement sorti de l’esprit. J’ai reçu un coup de téléphone d’un de mes collègues qui m’a dit que, dans son établissement, la salle informatique avait été cambriolée. J’ai voulu vérifier que tout était en ordre ici.
Le meurtre a eu lieu entre cinq heures dix et six heures, monsieur le principal ! On peut donc supposer que vous êtes monté à l’étage, vous avez surpris le jeune Vincent Lebrun et, pris de colère, vous l’avez secoué avec violence...
– Pure supposition ! coupa Vanderaert, le prof de math. D’abord comment pouvez-vous être aussi précis et affirmatif sur l’heure de ce... drame ?
– Un peu de patience, vous allez le savoir, à moins que vous ne le sachiez déjà !
– Pour quelle raison serais-je censé le savoir ?
– N’avez-vous pas l’habitude de rester après les cours dans votre salle de classe ?
– Si, bien sûr, je prépare mes tableaux pour le lendemain.
– Et lundi dernier, n’êtes vous pas resté ?
– Si, mais pas plus de dix minutes en tout cas.
– À quelle heure est la dernière sonnerie ?
– À cinq heures cinq ! intervint le principal.
– Ce qui nous mène à cinq heures un quart. Vous êtes dans le créneau, monsieur heu... Vanderaert ! Bien sûr vous n’avez rien vu...
– Ayant conseil à six heures, je suis redescendu par l’escalier le plus proche de la salle des professeurs, c’est à dire en bout de couloir. Je n’ai absolument rien vu, ni rien entendu.
– En tout cas, moi, vous ne pouvez pas m’accuser de traîner dans les classes après les cours ! ricana le prof de gym.
– Votre implication dans le drame est d’ordre différent, monsieur Lathuille, un peu de patience voulez-vous ! Je vous retrace la journée de Vincent Lebrun. Elle a commencé de façon somme toute très banale. De huit heures à neuf heures, en mathématiques, Vincent, tout comme le reste de la classe, est endormi. Ne protestez pas, monsieur Vanderaert, c’est vous qui me l’avez dit, en accusant d’ailleurs la télévision !
– Je ne retire rien.
– De neuf à dix, classe habituellement agitée mais pas plus que d’habitude, et Vincent est comme les autres ! C’était en anglais.
– Vous voulez dire que c’est la foire dans mes cours ? s’emporta monsieur Combat.
– Je veux dire que c’est une classe difficile, c’est tout.
– Alors dites moi au passage ce que je fais là, je vous prie !
– Vous êtes là à cause de la dernière note d’anglais de Vincent.
Monsieur Combat se pencha vers son cartable posé au sol près de lui et en sortit un carnet tout en longueur qu’il compulsa.
– La dernière note de Lebrun, c’est un zéro, comme les deux précédentes d’ailleurs !
– Et Vincent vous en voulait ! Et vous aviez cours jusqu’à cinq heures cinq en salle 112 au premier étage ! Vincent a dit à une de ses camarades qu’il avait oublié un classeur en salle 112 et qu’il montait le chercher !
– Et ça vous suffit pour soupçonner quelqu’un ? Vous êtes bien léger dans la police !
– Et vous bien susceptible monsieur heu... Combat. Vous avez quitté la salle 112 tout de suite après la sonnerie bien entendu.
– Au moment même de la sonnerie ! Pas question de faire des minutes supplémentaires pour un salaire de misère.
– Je continue. Après la récréation de dix heures, la classe est partie en car pour la séance d’éducation physique. Ils ont fait de la barre fixe et du volley-ball, c’est bien cela monsieur Lathuille ?
– Exactement, du moins pour les garçons.
– Il ne vous manquait pas de ballons à la fin de la séance ?
– Qu’est-ce que ça veut dire ? Quel rapport avec l’affaire ? Je n’en sais rien !
– Monsieur Lathuille, il se faisait tout un trafic de ballons, volés en éducation physique, vous ne vous êtes jamais rendu compte de rien ?
– Effectivement, des ballons disparaissaient, je pensais qu’ils étaient simplement égarés.
– Ils étaient détournés et revendus par certains de vos élèves. Au cas où vous vous en seriez aperçu, vous auriez pu demander une explication au coupable, explication qui aurait mal tourné !
– Vincent, mon meilleur élève volait des ballons !... Il volait des ballons… répéta le prof de gym abasourdi. Vous en êtes sûr ? demanda-t-il en relevant les yeux vers le policier.
– C’est une chose établie, monsieur Lathuille, or vous êtes un homme entier, je veux dire que, comme beaucoup de sportifs, vous ne supportez pas la duplicité et comme tel, vous êtes capable de mouvements de colère n’est-ce pas ?
– Oui, mais jamais...
– Je continue. A la cantine et pendant la récréation qui suit, Vincent est avec ses copains dans la cour. A deux heures, cours de français. La classe était somnolente monsieur Mermillod ?
– Elle digérait, disons !
– Vous étudiez Thérèse Desqueyroux je crois ?
– Vous êtes bien renseigné, c’est cela même.
– À la fin de l’heure, vous avez bien proposé à des volontaires de monter un club théâtre et vous êtes resté dans votre salle de classe après votre cours de quatre à cinq ?
– Je leur ai effectivement dit que j’attendrai tous ceux qui avaient envie de faire du théâtre à cinq heures en salle 114.
– Alors ?
– Alors rien ! Personne ! À cinq heures dix, je suis redescendu en salle des professeurs.
– À cinq heures dix ! appuya le policier, entre-temps, à trois heures, les troisièmes D, n’ayant pas cours se trouvaient en étude. Enfin, pas tous, car ils avaient la mauvaise habitude de s’absenter de la salle de permanence pour des motifs futiles et même sans motif du tout.
– Comment cela se fait-il ? Mademoiselle Dunand, expliquez-vous ! intervint le principal.
– Ils disaient avoir besoin d’aller aux toilettes. Quelquefois, c’était pour aller à l’infirmerie ou au secrétariat. Je ne pouvais pas tout interdire !
– Nous réglerons ce problème tout à l’heure dans mon bureau, mademoiselle !
– Après l’heure d’étude et la récréation de l’après-midi, ils étaient avec vous, madame Duparc ! Très excités comme d’habitude, c’est ça ?
– C’est bien cela !
– Vous m’avez bien dit que Vincent était à côté de Felipe Santo n’est-ce pas ?
– Oui, je crois.
– C’est pas vrai, il était à côté de Villard, hein Sylvain ? intervint aussitôt Felipe, aussitôt foudroyé par l’œil du principal. Moi, j’étais à côté de David, hein David ?
– C’est à cause de cette petite erreur, que je veux bien reconnaître, que vous m’avez fait venir ?
L’inspecteur ignora l’agressivité de la question et poursuivit :
– J’ai encore des renseignements à vous demander madame Duparc. Est-ce parce que la classe était énervée que vous avez donné une interrogation écrite ? Ce n’est pas ce que vous aviez prévu de faire n’est-ce pas ?
– Parfaitement, et j’ai exigé un silence absolu sous peine de consigne assortie d’un zéro !
Le principal hocha plusieurs fois la tête en signe d’approbation. Pricaz reprit:
– Bien sûr vous avez eu le calme souhaité ?
– Oh, certain ont bien essayé de tricher en se passant des billets. Tenez, ça me revient, j’ai pris Lebrun en train de défroisser un bout de papier.
– Ah! et de qui ?
– Je l’ignore : j’ai confisqué et mis à la poubelle immédiatement.
– Vous n’avez pas réagi... oralement ?
– Non. La classe n’attendait qu’un incident pour s’agiter et copier.
– Pas de réaction de Vincent ?
– Il m’a regardé avec l’air mauvais qu’ils savent prendre à cet âge là, puis il s’est mis à écrire sur sa copie.
– Madame Duparc, restez également dans votre salle de classe après la sonnerie ?
– Souvent ! Je dois ranger le matériel servant aux expériences.
– Lundi dernier, aviez-vous du matériel à ranger ?
– Oui, j’avais préparé un montage mais comme vous pensez bien, il n’a pas servi. J’ai quand même dû tout remettre en place.
– Ça vous a pris longtemps ?
– Un quart d’heure peut-être.
– Après vous êtes allée en salle des professeurs ?
– Non, j’avais des courses à faire, je suis allée en ville.
– Ce qui fait que vous avez quitté l’établissement vers cinq heures vingt !
– À peu près, mais je n’ai pas mis les pieds dans le bâtiment principal, ma salle est de plain-pied et donne directement dans la cour.
Pricaz, toujours adossé au comptoir du coin-bibliothèque ouvrit son anorak. L’ambiance tendue faisait monter la température.
– Passons aux élèves maintenant ! Vincent était le chef d’un petit groupe de copains, une sorte de club de jeunes qui se réunissait régulièrement pour lire disons... des illustrés, fumer des... cigarettes en buvant du... coca-cola.
C’est bien cela ? demanda le policier en se tournant vers les adolescents concernés qui baissèrent la tête. Ce club de quatre membres avait besoin d’un local et d’un jour de réunion; il a trouvé les deux. Sous divers prétextes, ils s’absentaient de l’étude les uns après les autres et se retrouvaient.
Monsieur Vanderaert prit la parole :
– Un club de quatre moins Vincent égale trois. Il y a ici six élèves. Qui sont les membres de ce club et que font ici les trois autres ?
– Les trois autres sont également sortis de l’étude lundi dernier. Sylvain Villard est sorti le premier et s’est effectivement rendu aux toilettes, peut-être pour fumer une cigarette mais surtout pour attendre son amie Fabienne Bouchard.
– Pouvez-vous nous dire dans quel but ? demanda monsieur Blanc.
– Que font deux jeunes comme eux qui se sont donné rendez-vous ? Quinze ans, c’est l’âge d’amour, ils sont allés flirter aux toilettes !
Vincent est sorti juste après Fabienne, ce qui a excité la jalousie de son amie Géraldine laquelle est sortie peu de temps après. Mais voilà, Vincent n’était pas aux toilettes ! Vincent était allé ouvrir le local du club, bientôt rejoint par les trois autres.
– Je peux savoir où se tenaient les réunions de ce... club ? articula monsieur Blanc.
– Vous le saurez, ne vous impatientez pas. Revenons aux adultes, madame Golliet, vous m’avez affirmé que lundi après-midi vous n’aviez pas quitté votre bureau, occupée que vous étiez à rédiger le compte-rendu du conseil d’administration ?
– Oui, c’est ce que j’ai dit.
– Madame Golliet, voici deux garçons qui affirment être venus à votre secrétariat lundi avant trois heures et demie et ne pas vous avoir trouvée. David ?
– Je saignais du nez alors je suis monté mais je n’ai trouvé personne pour me soigner alors je me suis mis de l’eau froide.
– Yannick ?
– Je voulais un certificat de scolarité...
– Qu’en dites-vous madame Golliet ? coupa l’inspecteur.
– Ce n’était pas à l’heure de la mort de Vincent que je sache ! Je suis simplement allée au service gestionnaire pour une histoire de demi-pension. Vous y trouvez à redire ?
– Je trouve à redire au fait qu’on fasse des déclarations inexactes lors d’une enquête policière ! Vous avez quitté l’établissement à cinq heures ce lundi-là ?
– À cinq heures et demie pour être précise.
– Quelqu’un vous a vu partir ?
– Je n’en sais rien.
– À votre tour, monsieur Lemercier. Vous avez pris votre service de nettoyage à cinq heures n’est-ce pas ?
– Oui.
– Vous avez commencé par les toilettes ?
– Oui.
– Le factotum, c’est monsieur ?... Vous avez aidé monsieur Lemercier dans son service ?
Emile Dunoyer, dit Mimile, le copain du concierge acquiesça d’une inclinaison de tête.
– Vous mentez tous les deux ! Géraldine ?
– À cinq heures un quart, je suis allée aux toilettes et il n’y avait personne.
– On faisait le côté des garçons !
– Il n’y avait pas de lumière du côté des garçons !
– C’est une petite menteuse ! s’emporta le concierge.
– Caro était avec moi, je veux dire Caroline Audibert, on peut lui demander si vous voulez !
Pricaz étendit les mains vers l’avant pour demander le calme et reprit :
– Alors, où étiez-vous tous les deux ?
– On était chez moi, fit piteusement le concierge. Mimile avait apporté une bouteille de beaujolais nouveau et on le goûtait.
– Et ensuite ?
– À cinq heures et demie, Mimile a fait les toilettes et moi cette salle où on est en ce moment.
– Donc vous n’étiez pas ensemble !
– Pas vraiment non.
– Ce qui fait que vous non plus vous n’avez pas d’alibi et, avec vos antécédents à Chambéry, vous êtes automatiquement sur la liste de ceux qu’on soupçonne !
– Mais je n’ai rien fait du tout, c’est même moi qui ai prévenu...
Pricaz passa outre la protestation du concierge et lança à la cantonade :
– Donc tous, tous les adultes ici ont eu soit le temps, soit une raison de prendre à partie Vincent Lebrun !
Les jeunes, vous allez vous rendre dans la salle des réunions et attendre que je vous fasse appeler. Accompagne-les Dussolliet.
Les élèves se regardèrent étonnés, mais se levèrent sans un mot, sans un bruit, en soulevant leurs chaises et sortirent avec l’inspecteur.