30. Démonstration.
      Les immenses yeux bleus de Véronique s’agrandirent encore un peu plus et ses mains se mirent à tressauter ; elle les cacha sous la table, les comprimant entre ses genoux. Quand enfin elle répondit, ses lèvres tremblaient.
– Que dites-vous là ? Ça ne va pas ! Je n’ai tué personne...
– Monsieur l’inspecteur de police, c’est extrêmement grave d’accuser quelqu’un de la sorte ! fit monsieur Combat.
– Avez-vous le moindre commencement de preuve pour dire cela ? intervint le prof de gym.
– Il suffirait de regarder mademoiselle Dunand pour avoir une certitude.
– C’est peut-être une habitude dans la police de démonter quelqu’un psychologiquement pour arracher de prétendus aveux, mais on ne laissera pas passer de tels agissements ici ! appuya le principal.
Pricaz, sans s’énerver, continua :
– Je sais maintenant qui Vincent voulait voir ce lundi-là vers cinq heures un quart. Je crois même savoir pourquoi. Et deux autres personnes aussi le savaient ! Dussolliet, va me chercher Sylvain Villard !
L’absence de l’adjoint fut très courte. Il revint bientôt en poussant doucement l’adolescent par l’épaule. Sylvain était très pâle mais il soutint avec fermeté les regards curieux de l’assemblée.
Pricaz lui mit son interrogation de physique sous les yeux : Peux-tu me dire ce que signifie cette phrase ?
« Le vecteur force initial qualifie le sens et aussi l’intensité. AG égale 17 Ha = 15 »
Sylvain eut une moue d’ignorance et écarta les bras du corps en un geste d’impuissance.
– J’sais plus moi !
– Madame Duparc, est-ce que la phrase de Sylvain a un sens et un rapport avec la question de votre contrôle écrit ?
Le professeur de physique fronça les sourcils dans un effort de réflexion avant de répondre :
– Il s’agissait bien d’une histoire de vecteurs et de forces. A était le point d’application des forces, AG représentait le force de gravité et AH la force horizontale. Mais la phrase elle-même ne veut rien dire. J’ai d’ailleurs mis zéro.
– Allez-vous enfin nous dire ce que tout cela signifie et pourquoi vous accusez ma surveillante ? s’énerva monsieur Blanc.
L’inspecteur ignora l’interpellation, alla vers un tableau mobile qu’il attira devant l’assemblée. Il prit un morceau de craie blanche sur la margelle et recopia avec application la phrase du devoir de Villard.
– Voici une partie du devoir de Sylvain ici présent... et ... voilà... maintenant... celui... de... Vincent... Lebrun... Tout en parlant, l’inspecteur traçait une seconde phrase sous la première en prenant soin de laisser un espace de plusieurs lignes entre les deux.
« Je vais démontrer que AG = 5 AH et que la force donc la valeur est orientée »
– Ce devoir est encore plus inepte que l’autre ! s’exclama madame Duparc.
– Et pourtant, ces phrases ont un sens, sinon pour vous du moins pour ceux qui les ont écrites. N’est-ce pas Sylvain ?
L’adolescent ne répondit rien, un petit air de défi au coin des lèvres. Après quelques secondes de silence, Pricaz reprit la parole.
– Il s’agissait d’un code secret, ou plutôt d’une façon de communiquer sans échanger le moindre mot. Ils avaient trouvé ce moyen pour échapper, sinon au zéro promis par madame Duparc, du moins à la consigne.
– De quel code voulait vous parler ? Je ne vois là que des phrases sans signification.
– C’est tout simple, madame Duparc, ces élèves, pour ne pas encourir de sanctions, écrivaient une phrase ayant un vague rapport avec le sujet de l’interrogation et ensuite soulignaient au crayon une suite de lettres composant ainsi une autre phrase. Une fois la communication terminée, ils n’avaient plus qu’à gommer le soulignage. Les traits ne sont plus visibles, mais les sillons qu’ils ont laissé se voient encore en lumière frisante. Ce rayon de soleil m’a permis de savoir qui Vincent devait retrouver lundi dernier.
Le policier prit une craie de couleur et souligna quelques lettres dans la phrase de Sylvain :

Le vecteur force initial qualifie le sens et aussi l’intensité. AG egale 17 HA = 15

Pricaz se tourna à demi :
– C’était la réponse à la formulation que voilà maintenant :

Je vais démontrer que AG = 5 AH et que la force donc la valeur est orientée

Je suppose que, pendant l’interrogation écrite, Sylvain passe un papier à Vincent pour lui demander ce qu’il fait après le cours. Vincent lit le message juste avant que madame Duparc l’intercepte. Impossible de répondre par le même moyen car le professeur les surveille particulièrement. Alors ils utilisent leur code. En réponse au papier intercepté, Vincent écrit à Sylvain :
Je vais draguer Véro
et Sylvain lui précise :
Véronique est à l’étage à 17h15.
L’inspecteur leva les yeux vers l’adolescent qui attendait toujours, debout près du tableau, tête baissée maintenant, puis se tourna vers la surveillante.
Des larmes silencieuses marquaient son visage défait, tout son corps frissonnait. Lèvres pincées, la jeune fille se leva et vint se placer à côté des inspecteurs. Pricaz se sentit saisit d’une grande pitié à la vue de l’immense détresse de la jeune fille. Il résolut de lui épargner le plus dur.
– Monsieur le principal, puis-je disposer de votre bureau pendant quelques instants ?
– Vous pouvez mais...
– Merci. L’inspecteur Dussolliet va rester avec vous et satisfaire votre légitime curiosité.