4. L’inspecteur principal Pricaz.
      L’inspecteur Pricaz arriva à huit heures dix. Les élèves étaient déjà au travail dans les salles et le car conduisant les classes d’éducation physique vers le gymnase de la maison des jeunes venait de démarrer, la cour était déserte.
Anorak bleu légèrement luisant autour des poches, pantalon gris de velours côtelé un peu râpé, l’inspecteur n’avait pas l’air bien redoutable. Il enfonça brièvement le bouton de sonnerie du portail. Guste déclencha la gâche électrique et parut.
– Je désire voir monsieur le principal, je vous prie. L’inspecteur Pricaz cultivait son insignifiance par une politesse de tous les instants.
– Je vais voir si monsieur Blanc peut vous recevoir. Qui dois-je annoncer ?
– Pricaz.
– Un instant s’il vous plaît. Guste rentra et décrocha son téléphone intérieur.
– Allô? Monsieur le Principal? Il y a là un monsieur Pricaz qui désire vous voir...
– Un parent d’élève ?
– Je ne sais pas monsieur.
– Il fallait demander ! Bon, faites monter au secrétariat.
Guste raccrocha et sortit à nouveau de la loge.
– Le bâtiment de gauche, au premier étage, le deuxième bureau à droite. Sur la porte, vous verrez marqué « secrétariat ». C’est là que vous devez vous adresser.
L’inspecteur esquissa un geste de l’avant-bras en signe de remerciement et s’engagea dans la cour. Les bâtiments qui constituaient l’essentiel du collège devaient dater du milieu du dix neuvième siècle. « Pas très réjouissante cette architecture » se dit l’inspecteur. Le crépi peint des murs s’écaillait par endroits, laissant apparaître les pierres sous-jacentes; une lézarde s’ouvrait dans le linteau d’une fenêtre; deux constructions préfabriquées d’un gris délavé amputaient le bout de la cour de récréation. « Vraiment pas très gai tout ça ! » se répéta-t-il. Pricaz entra dans le bâtiment administratif.
Les marches de chêne de l’escalier menant au premier étage, recouvertes d’un tapis de plastique gris antidérapant, grinçaient sous les pieds. L’intérieur ne valait guère mieux que l’extérieur. Là aussi la peinture des murs capitulait sous les assauts conjugués du temps, de l’humidité et de la pénurie.
L’inspecteur frappa à la vitre du secrétariat.
– Oui, entrez! Bonjour monsieur, c’est pourquoi? s’enquit la secrétaire.
– Je m’appelle Pricaz et je...
– Faites entrer ce monsieur, madame Golliet, je suis au courant, fit le principal par la porte entrebâillée de son bureau.
– Bonjour monsieur Pricaz, asseyez vous. Vous venez sans doute au sujet de Nathalie...
– Nathalie qui?
– Mais... Nathalie Pricaz bien sûr!
– Non monsieur, non... Il s’agit là d’une simple homonymie. Non, permettez moi de me présenter plus complètement: je suis l’inspecteur principal Pricaz du commissariat de police d’Annecy. Vous devinez le but de ma visite ? »
– Oh! Veuillez m’excuser, le concierge m’avait dit que... Oui, bien sûr, vous enquêtez sur le drame d’hier soir. À votre disposition monsieur l’inspecteur principal. Que désirez vous savoir ?
Je désire tout d’abord jeter un coup d’oeil sur les lieux.
– Je vous accompagne.
– C’est inutile de vous déplacer. Je suppose que l’accident s’est passé dans l’autre bâtiment, la porte défendue par cette barrière.
– Oui, c’est cela. J’ai fait condamner l’endroit par deux grilles mobiles, une devant la porte, l’autre en haut de l’escalier. La plupart des salles de classe se trouvent là mais j’ai demandé de canaliser les élèves et de les faire passer par l’autre montée.
– Sont-ils au courant ?
– Probablement. Ce genre de nouvelle va vite !
– Pouvez-vous me faire la liste des professeurs de la classe de heu...
– Vincent Lebrun. Oui, je vais vous la faire préparer.
– J’ai besoin également de la liste de ses camarades.
– Vous voulez dire les noms des élèves de sa classe ?
– C’est cela. Bon, ne vous dérangez pas. Je reviendrai dans un moment car j’aurai besoin d’autres renseignements sur heu... la victime heu... Lebrun c’est ça ?
– Je vais vous sortir son dossier.

      L’inspecteur sortit du bureau, eut un semblant de sourire à l’intention de la secrétaire et ressortit dans la cour toujours aussi déserte. Il écarta la barrière métallique et poussa la lourde porte donnant accès à l’escalier desservant les salles de classe. Malgré le peu de jour ambiant, l’inspecteur discerna immédiatement la silhouette dessinée à la craie sur le sol. Il restait encore quelques traces de la sciure de bois ayant servi à éponger le sang à l’endroit de la tête. Pricaz appuya sur la minuterie et monta lentement l’escalier de pierre, examinant attentivement chaque marche, s’attardant sur les barreaux de la rampe. Arrivé en haut de l’escalier, il passa à plusieurs reprises sa main sur le sol recouvert de larges carreaux de dallage synthétique, comme s’il eut voulu essuyer une tache. A droite comme à gauche, un couloir permettait l’accès aux classes. L’inspecteur prit d’abord à droite. C’est avec un peu de nostalgie qu’il reconnut les divers enseignements en passant derrière chaque porte.
«... ¿ de que color son las aguas del Júcar ?...»
«... angles opposés par le sommet sont égaux donc...»
Pricaz se sentit reporté vingt cinq ans en arrière. Les mathématiques avaient été parmi ses points forts: on ne devient pas policier sans un minimum de logique.
Le couloir faisait un coude, deux nouvelles portes se présentaient sur la gauche. Derrière la seconde, des bruits, des rires, des interpellations que surmontaient à peine les « silence ! » du professeur. « Fichu métier ! » pensa l’inspecteur Pricaz. Il revint sur ses pas, marchant les yeux au sol. Une petite tache d’un rouge très foncé retint son attention. Il passa son index dessus. La couleur ravivée se fixa sur son doigt. L’inspecteur le renifla puis l’appuya plusieurs fois contre le pouce: c’était collant !
De l’autre côté de l’escalier, les bruits différaient :
«... Nathalie, récitez moi...»
« Tiens, c’est joli comme prénom Nathalie » se dit-il.
Un air de flûte s’échappait de la pièce suivante. Pricaz reconnut l’hymne à la joie de Beethoven. Lui aussi avait joué cet air là dans le temps. « Voilà un monde où pas grand chose n’a changé » pensa-t-il.
Au bout du couloir, un second escalier conduisait à la cour. Pricaz descendait lentement les marches quand une sonnerie retentit. Une meute d’élèves braillards jaillit instantanément dans le couloir et se précipita dans l’escalier, le bousculant au passage. Il se serra contre le mur en se retenant à la rampe. « De véritables fauves ! » se dit-il.

      Assis derrière son bureau parfaitement en ordre : dossiers en instance rangés dans des corbeilles superposées, crayons et stylos soigneusement alignés à portée de la main, l’inspecteur principal Pricaz relut le rapport du médecin qui avait examiné le jeune Vincent Lebrun la veille au soir.
...le décès semble dû à une fracture de l’occipital ou des vertèbres cervicales... et plus loin ...la face interne de l’avant-bras présente une trace de piqûre légèrement tuméfiée...
Il fallait attendre les résultats de l’examen médical complet pour avoir des certitudes. Une chute dans un escalier, certes plutôt raide, était-elle plausible ? Pricaz avait épluché le dossier scolaire de Vincent: élève moyen, pas très travailleur. C’est en éducation physique qu’il obtenait ses meilleurs résultats. Un garçon de quinze ans, sportif et en bonne santé pouvait-il se tuer en tombant tout seul dans un escalier ? La logique lui disait que non; mais il y avait également cette trace de piqûre ! Pourquoi un jeune adolescent sportif se serait-il adonné aux drogues dures ?
L’inspecteur résolut de retourner au collège.

      Après avoir déclenché la serrure, Guste sortit de la loge en s’essuyant la bouche d’un revers de manche.
– Je vous dérange en plein repas, j’ai l’impression, s’excusa l’inspecteur.
– J’ai l’habitude vous savez.
– Vous mangez bien tôt, il est tout juste onze heures !
– C’est à cause du service. Il faut absolument que je sois disponible de midi moins le quart à deux heures un quart, à cause de la porte vous comprenez. Il faut que je sois là pour les entrées et sorties des enfants.
– C’est vous qui contrôlez les entrées et sorties des élèves ?
– Ah non ! Ça c’est le travail du surveillant. Moi, je m’occupe de la porte et c’est déjà beaucoup.
– Mais vous voyez tout depuis votre logement ?
– Oui, quand je suis dans la pièce d’entrée mais je n’y suis pas toujours.
– Avez vous parfois remarqué des gens bizarres ou des allées et venues inhabituelles ?
– Mais... Pourquoi vous posez toutes ces questions ? Ah...vous n’êtes pas parent d’élève...
– Je suis l’inspecteur principal Pricaz. Pouvons nous entrer chez vous quelques minutes ?
– Entrez monsieur l’inspecteur. C’est à cause de l’accident d’hier, oui ?
Sur la table de la petite cuisine-séjour contiguë à l’entrée de la loge refroidissait le boeuf en daube purée du déjeuner de Guste.
– Oui, c’est ça. Mais je vous en prie, finissez votre repas, nous pouvons parler pendant que vous mangez.
– Pas de refus. C’est déjà pas très chaud quand ça arrive de la cantine... Un verre ?
Bien que le tire-bouchon fût encore sur la table, la bouteille de gamay de Savoie était déjà à moitié vide.
– Merci, non. Mais servez vous !
Guste remplit son verre ballon et le leva en direction du policier :
– Santé ! Qu’est-ce que vous m’avez demandé déjà ?
– Je vous demandais si vous aviez remarqué des choses inhabituelles autour du collège ces jours-ci.
– Quoi comme choses ?
– Par exemple des personnes qui abordent les grands à la sortie.
N... non, heu oui, il y a bien cette bande de blousons noirs, des punks comme on dit maintenant. Il y a dedans un ancien de l’an dernier heu... Santo, Miguel Santo je crois.
– Et que font-ils à la sortie ?
– Pas seulement à la sortie ! Ils sont souvent là sur le trottoir à fumer et à rigoler. À midi, à quatre heures, ils interpellent les élèves qui sortent, les grands de troisième surtout.
– Et Vincent Lebrun discutait quelquefois avec eux ?
– C’est possible, mais je n’en suis pas sûr.
– Le principal sait-il que cette bande rôde autour du collège ?
– Je suis allé me plaindre une fois, au sujet des voyous qui s’amusent à sonner sans arrêt à la grille, mais ça n’a servi à rien, alors maintenant...
– Donc, une bande de punks, combien sont-ils ?
– Cinq ou six.
– Tous des garçons ?
– Non, il y a je crois deux filles avec eux.
– Je remarque que vous avez l’oeil, monsieur heu...
– Auguste Lemercier.
– Monsieur Lemercier, qui est chargé de faire le nettoyage ?
– Il y a une femme de peine et moi. Moi je fais la cour et les toilettes en plus du bâtiment administratif.
– Vous le commencez à quelle heure ce nettoyage ?
– À cinq heures, quand les élèves sont partis.
– Donc c’est la femme de peine qui s’occupe de l’autre bâtiment et c’est elle qui a trouvé...
– Non, non. La femme de service est en congé de maladie en ce moment et je dois tout faire moi-même.
– Alors c’est vous qui avez trouvé le corps ?
– Oui, j’ai aussitôt prévenu monsieur le principal. Il était en plein conseil de classe, même que d’habitude il ne veut pas qu’on le dérange, mais là...
– Je vous remercie monsieur Lemercier. Continuez à bien observer ce qui se passe dehors et prévenez moi si vous voyez cette bande. Voici le numéro de téléphone du commissariat, demandez-moi.
L’inspecteur sortit et se dirigea vers le bâtiment administratif en se frottant la nuque d’un geste machinal. Guste referma la porte et s’épongea le front d’un revers de manche. Revenu dans sa cuisine, il se servit un grand ballon de gamay qu’il vida sans respirer.

      Arrivé devant la porte du secrétariat, Pricaz frappa du doigt sur une vitre de la cloison contigüe et entra sans attendre l’invitation.
– Bonjour madame Golliet...
– Vous me connaissez ? Le visage de la secrétaire exprimait un étonnement interrogatif. Ah oui, hier, monsieur le principal a prononcé mon...
– Justement, je désire le voir à nouveau.
– Je vais demander.
Madame Golliet disparu derrière la porte de communication, un dossier prétexte à la main.
– Monsieur le principal, c’est le monsieur d’hier matin, Pricaz je crois, il veut vous...
– C’est un inspecteur madame Golliet, faites entrer !
– D’habitude, ils téléphonent avant de venir inspecter les professeurs...
– Un inspecteur de police, madame Golliet ! Faites entrer je vous prie.
Madame Golliet, rose de confusion, revint dans son secrétariat. L’inspecteur se frottait doucement l’arrière du crâne en regardant le tableau métallique sur lequel se trouvaient rassemblés les emplois du temps des classes.
– Monsieur le principal va vous recevoir.
– Dites moi, le jeune Lebrun était dans quelle classe déjà ?
– Heu... attendez. La secrétaire se dirigea vers un autre tableau mural couvert de fiches roses et vertes. Troisième D monsieur.