7. Monsieur Lathuille.
      Pricaz et Dussolliet sortirent en même temps que monsieur Lathuille. La cour du collège, luisante de pluie, à peine éclairée par la lumière sortie de la fenêtre du bureau du principal était sinistre. L’eau, piégée par une pente mal calculée s’accumulait en flaques reflétant parcimonieusement la lueur tombée du premier étage.
– Allons prendre un demi de bière dans la rue Sainte Claire. On y sera mieux pour discuter, proposa Pricaz en remontant la fermeture à glissière de son anorak.
– Si vous voulez.
Lathuille appuya sur le bouton du portail du collège. La tête de Guste apparut au fenestron de sa porte de loge.
– Bonsoir monsieur Lemercier, fit le prof de gym en levant une main.
Le grognement de Guste se confondit avec la vibration de la serrure électrique.
– Drôle de personnage, vous ne trouvez pas ?
– Vous savez, il a un métier impossible ! Toujours là, toujours dérangé. Les gamins se moquent de lui, et tout ça pour un salaire d’agent de l’éducation nationale ! Vous imaginez…
– Il n’a pas tendance à biberonner ?
– C’est ce qui se dit, mais je le comprends un peu, c’est une évasion pour lui.
– Les élèves se rendent compte qu’il boit ?
– Dans ces cas là, les élèves sont toujours les premiers à le remarquer. Ça les fait bien rigoler quand le Guste a mis ses semelles à bascule comme ils disent.

      Les trois hommes s’assirent autour d’une table en formica au fond de la salle du bar « le Sainte Claire ».
– Trois demis !
– Panaché pour moi, intervint Lathuille.
Monsieur Lathuille n’appréciait pas l’ambiance enfumée des cafés. Il n’y mettait jamais les pieds sauf à la belle saison où il aimait s’asseoir à une terrasse dans la zone piétonne.
C’est l’inspecteur stagiaire Dussolliet qui lança la conversation
: – J’ai l’impression que vous connaissez mieux les élèves que vos collègues !
– Non, certainement pas ! Pas mieux. Mais c’est sûr que je les connais d’une manière différente ; avec moi, ils sont plus libres. Je veux dire qu’ils bougent plus, ils peuvent parler, s’exprimer. Un jeune dans une équipe de sport collectif a des rapports directs avec ses partenaires, ses adversaires et même avec l’arbitre, donc moi. En plus vous avez vu qu’il n’y a aucune installation sportive sur place, alors on se déplace en car, et dans le car, on discute souvent avec les élèves.
– Vous parliez quelquefois avec Vincent Lebrun ? demanda Pricaz.
– Oui, mais vous savez, il n’allait pas jusqu’à me confier ses petits secrets !
– Pourtant, tout à l’heure, vous avez dit qu’il était amoureux.
– Amoureux, amoureux... Disons que je l’ai surpris avec une jeune de sa classe, dans un passage, rue Filaterie. Ils s’embrassaient et se serraient d’un peu près, c’est tout.
– Vous avez le nom de cette jeune fille ?
– Oui, mais allez-y doucement pour l’interroger. C’est psychologiquement fragile à cet âge. Il s’agit de Géraldine Gattaz, une jolie fille aux cheveux blonds, couleur tilleul, une fille pleine de santé et de bonne humeur.
– Vous semblez bien l’aimer.
– Certainement ! J’aime les gens sains et francs.
– Vous la connaissez bien semble-t-il, c’est une de vos élèves ?
– Non, pas directement, mais elle vient à l’association sportive du mercredi. J’anime la section volley-ball et elle fait partie de l’équipe des cadettes. Pas mauvaise d’ailleurs.
– C’était donc la petite amie du jeune Vincent ?
– Vous savez, à cet âge, les garçons essaient leurs armes et les filles leur pouvoir; les garçons papillonnent et les filles sont un peu allumeuses. Cela donne des amourettes qui finissent souvent par des pleurs, rarement par un drame.
– Est-ce que Vincent avait de bons copains ?
– Il était très copain avec ceux de son équipe.
– Ces derniers temps son comportement avait changé avez vous dit...
– Il a manqué l’entraînement à deux reprises.
– Et vous n’avez pas cru les excuses qu’il vous a données ?
– Non, pas vraiment. Avant, il serait venu, même avec une blessure, rien que pour voir les copains disputer le match d’entraînement.
– Donc, pour vous, il s’est passé quelque chose qui a modifié le comportement de Vincent.
– Je le pense, oui. Mais je n’affirme pas que c’est Géraldine. Je l’ai vue avec lui mais c’est tout. Dites, c’est bien utile tout cela pour un malheureux accident ?
– Lemercier, le concierge, m’a parlé d’une bande de loubards qui traînent souvent près du collège. Vous êtes au courant ?
– Des punks plutôt que des loubards. Ils cherchent plus à choquer le bourgeois qu’à le voler. Bon, ils stationnent devant le collège, ils interpellent les filles, ils fument, ils font du cirque avec leurs engins, mais ça ne va pas chercher plus loin. Je veux dire qu’ils ne cherchent pas à faire le mal. D’ailleurs quelques uns de mes élèves discutent avec eux parfois et ils m’ont dit qu’ils sont sympas. Mon avis, c’est que ces gosses, rejetés par l’école pour absence de résultats, cherchent une autre façon de se faire remarquer. La plupart sont des enfants d’immigrés, ce qui explique leurs difficultés scolaires, ils ne dominent pas assez la langue française. Alors, dès l’âge de seize ans, ils quittent le collège et se retrouvent... au chômage.
– Y a-t-il déjà eu des histoires de drogue parmi vos élèves ?
– Jamais ! Enfin, pas à ma connaissance. Mais, vous savez, je ne recueille pas toutes les confidences du collège.
– À votre avis, il s’agit d’un accident ?
– C’est sûr! Pourquoi ? Vous supposez autre chose ? Pourquoi parlez vous de drogue ?
– Nous enquêtons sur une mort violente, accidentelle probablement, mais il faut tout envisager dans ce cas. Merci monsieur... Monsieur ?
– Lathuille.
– À la bonne vôtre, monsieur Lathuille, et merci de votre collaboration.

      Les deux inspecteurs remontèrent ensemble la rue Jean-Jacques Rousseau en direction du commissariat.
– Tu vois, Dussoliet, dans cette histoire, il y a des choses pas claires. Ce garçon change de comportement, laisse tomber le sport qu’il adore, rêve au beau milieu du chahut en physique alors que d’habitude il en est plutôt l’instigateur, présente au bras une trace de piqûre alors qu’apparemment il ne se drogue pas. Ensuite, on le retrouve mort au pied d’un escalier dans un lieu où il n’aurait pas dû se trouver. Enfin, il présente à la nuque deux plaies différentes, une verticale et une autre horizontale. Je vois mal une chute, même brutale, provoquer deux plaies aussi dissemblables. Une chute peut provoquer une blessure ou un éclatement du cuir chevelu au moment du choc de la tête sur une marche, mais deux plaies et perpendiculaires en plus, je ne comprends pas bien.
– La tête a pu porter deux fois sur les marches.
– Non, pour qu’il y ait plaie, il faut un choc violent. Au moment où la tête porte pour la première fois, d’accord mais ensuite non, l’angle des marches n’est pas assez vif. Et puis n’oublie pas le rapport médical: deux plaies perpendiculaires!