Monsieur Mermillod étendit la main pour demander le silence qui se fit presque aussitôt. Adossé au bureau, le professeur de français commença : « vous n’êtes pas sans savoir que votre camarade Lebrun a été victime d’un accident lundi dernier, un accident dramatique qui s’est passé dans l’escalier de ce bâtiment. Vincent est tombé et sa tête a dû porter violemment sur une marche. Il n’a hélas pas pu être ranimé. »
Quelques sanglots étouffés ponctuèrent le silence de plomb qui avait fait suite à ces paroles. Les regards se tournèrent vers le pupitre du fond où, tête baissée, cheveux masquant le visage comme un rideau de pudeur, mains croisées sur le haut de la poitrine, Géraldine Gattaz ne pouvait plus contenir sa douleur. D’autres reniflements firent écho et, même chez les garçons, les lèvres serrées tremblaient.
Le professeur se tourna un instant vers le tableau pour masquer l’émotion qui le gagnait. La voix enrouée, il reprit cependant : « une enquête a lieu et, dans quelques minutes, un inspecteur va venir. Je vous engage vivement à lui communiquer tous les renseignements dont il aura besoin. »
Tous sursautèrent quand deux coups brefs frappés à la porte de la classe, annoncèrent l’arrivée, pourtant prévue de l’inspecteur principal Pricaz. Monsieur Blanc l’accompagnait.
– Monsieur l’inspecteur a besoin de renseignements sur votre camarade Lebrun ; je compte sur vous pour l’aider dans sa tâche. Il se tourna vers l’inspecteur : désirez vous que nous restions ?
– C’est inutile, merci, laissez moi seul avec ces jeunes gens.
– Bon, quand vous en aurez fini, laissez les sortir dans la cour, je vous prie. Et, se tournant vers la classe, il ajouta, l’air sévère : en silence et sans bousculade dans l’escalier !
Monsieur Mermillod s’effaça pour laisser le passage au principal qui sortit le premier. Quand la porte fut refermée, Pricaz ouvrit son anorak et alla s’asseoir vers le fond de la salle sur un pupitre libre. Tous pivotèrent sur leurs chaises pour lui faire face. Les visages étaient tirés, allongés et les yeux marqués par le drame.
Pricaz commença.
– Bon, d’abord il ne s’agit pas d’un interrogatoire ; je désire simplement me faire une opinion sur votre ami et aussi avoir plus de détails sur ce qui s’est passé ce jour là. Qui veut prendre la parole ?
Un silence embarrassé suivit. Pricaz essayait de capter l’un après l’autre des regards qui se dérobaient à mesure.
– Écoutez, votre ami a eu un accident et j’essaie simplement d’en établir les circonstances exactes.
Le silence continua, un peu teinté de défi. « Pas faciles à prendre » se dit l’inspecteur qui enchaîna :
– Voyons, c’était qui son meilleur ami ?
– On était tous ses amis, fit une voix trop forcée pour être objective.
– Certes, vous étiez tous copains, mais il y en a avec qui il sortait peut-être plus qu’avec d’autres, non ?
– Pourquoi vous voulez savoir çà ? Vincent est tombé dans l’escalier, c’est tout. Il n’y a pas à chercher plus loin !
– Écoutez, je suis officier de police et je peux vous convoquer tous au commissariat. Je ne veux pas le faire car je pense que c’est mieux de discuter comme ça, tous ensemble. Je m’appelle Pricaz, et toi c’est comment ? demanda-t-il au jeune qui venait d’intervenir.
– Yannick Chapelle.
– Yannick, qu’est-ce qui s’est passé lundi dernier ? À deux heures la classe était calme et même endormie d’après ce que je sais et à quatre heures c’était l’excitation générale. Peux-tu m’expliquer cela ?
- Ben c’est simple : à deux heures on avait grammaire et à quatre on avait physique !
– Et c’est une explication ?
Une petite brunette aux yeux bleus malicieux précisa :
– Il veut dire que d’abord on a eu Mermillod et à quatre heures la Duparc !
– Si j’ai bien compris, habituellement en français vous dormez et en sciences vous chahutez, c’est ça ? Comment t’appelles-tu ?
– Carole. Oui, c’est à peu près ça.
– Essayez de lire « Thérèse Desqueyroux » et vous verrez si vous résistez longtemps au sommeil ! Surtout avec Mermillod ! Et en plus, il voulait qu’on fasse du théâtre. Il nous avait même donné rendez-vous à cinq heures ! lança une voix gouailleuse. Pricaz se tourna vers l’intervenant.
– Je ne dis pas, mais en physique, pourquoi du chahut ?
– C’est pas intéressant ! Et puis la Duparc, elle crie, elle menace tout le temps, ça ne nous plaît pas.
– Je vois. Quelqu’un peut me parler de l’heure d’étude que vous avez avant la physique ?
– Qu’est-ce que vous voulez savoir au juste ? demanda la voix grave d’un adolescent.
– S’est-il passé quelque chose d’anormal au cours de cette heure là ?
– C’était la foire comme d’habitude !
– Et le surveillant laisse faire ?
– Oh, la pionne, Véronique, elle dit rien. Elle est à peine plus vieille que nous et elle sait ce que c’est.
– Le principal ne vient jamais ?
– L’étude a lieu dans le préfabriqué. Pour venir, il doit traverser la cour et on le voit de loin, alors on fait semblant de travailler. Mais ça reste entre nous, hein !
– Promis. Et Vincent, il était comment à ce moment là ?
– Vincent, il était à côté de Ghislaine, il faut lui demander.
– Qui est Ghislaine ?
– C’est moi, Ghislaine Favre, fit une petite voix flûtée appartenant à une jeune fille proprette, cheveux carotte et taches de son sur le nez.
– Peux-tu me décrire l’attitude de Vincent pendant l’heure d’étude ?
– Pas tellement vu qu’il n’y est pas resté longtemps.
– Comment cela ?
– Il est resté pendant dix minutes puis il est sorti.
– Il a demandé l’autorisation à la surveillante ?
Une voix de garçon s’éleva, péremptoire :
– Pas besoin d’autorisation pour sortir de l’étude. Quand on a envie de pisser, on y va et c’est marre !
– Et il n’est pas revenu avant quatre heures ? insista l’inspecteur en se tournant à nouveau vers Ghislaine.
– Non.
– Il n’est pas revenu chercher ses affaires ?
– Non, je lui ai sorti son sac, répondit Ghislaine en rougissant.
– Ça lui est déjà arrivé de sortir pendant trois quarts d’heure ?
– Deux ou trois fois.
– Est-ce que vous savez ce qu’il faisait pendant ces absences répétées ?
– ...
– J’insiste, c’est très grave, vous devez me répondre. Le décès de Vincent n’est peut-être pas accidentel ! Si vous savez quelque chose, il faut parler !
Au fond de la classe, Géraldine éclata en sanglots saccadés, incoercibles, désespérés. Pricaz alla vers elle et posa une main sur l’épaule de la jeune fille.
– Tu l’aimais bien ton ami Vincent, hein ?
Loin de la calmer, cette marque de compassion relança les pleurs de Géraldine. Dans la classe, l’émotion gagnant, d’autres reniflements s’élevèrent. Le garçon qui avait interrompu Ghislaine reprit la parole.
– Écoutez, on sait rien de plus, ça sert à rien de nous cuisiner. On peut pas inventer pour vous faire plaisir quand même !
– Comment t’appelles-tu ?
– Santo.
– Ton prénom seulement, c’est juste pour te répondre.
– Felipe.
– Écoute Felipe, je ne suis pas votre ennemi ! Je cherche la vérité dans l’intérêt de tout le monde, et tous les détails concernant Vincent peuvent être utiles, même si vous pensez que ça n’a pas de rapport avec sa mort. Alors si quelqu’un sait pourquoi votre copain est sorti pendant l’étude, il doit le dire.
Comme à regret, Felipe lâcha :
– Je crois qu’il allait rejoindre un copain.
– Vous pouvez me donner son nom ?
-...
– Où allait-il ?
– Monsieur l’inspecteur, on ne sait rien de plus, fit Yannick Chapelle, le premier intervenant.
– Bon, c’est tout pour le moment, mais j’aurai sûrement encore besoin de vous parler. Si un souvenir vous revient, vous pouvez toujours me contacter. Demandez l’inspecteur principal Pricaz. Vous pouvez descendre.
Resté seul après le départ des élèves, l’inspecteur Pricaz se frotta la nuque du geste machinal qui, chez lui, accompagnait toute réflexion. « Voyons » se dit-il « Vincent est un garçon de presque seize ans, sportif, amoureux... non, peut-être pas amoureux, mais qui a une petite amie, très jolie d’ailleurs. Il disparaît de l’étude pendant trois quarts d’heure soi-disant pour rejoindre un copain et revient ensuite très abattu. Deux heures après il est retrouvé mort en bas d’un escalier avec des blessures qui ne sont pas toutes explicables par une simple chute. Il faut que je trouve qui est ce copain... Mais tout d’abord, voyons cette surveillante. »