9. La pionne.
      Véronique Dunand ne faisait certes pas ses vingt ans : un mètre soixante cinq, cheveux châtain clair, des yeux bleus agrandis par la pâleur du teint, elle avait le corps souple et délié d’une gymnaste, une poitrine pleine et vivante, des jambes fermes et galbées. Son visage était empreint d’un air de grande gentillesse, ce qui lui nuisait beaucoup quand il lui était nécessaire de montrer de la sévérité.
Les élèves, qu’elle devait surveiller trois jours par semaine, l’aimaient bien et, évidemment, faisaient tout pour rendre sa tâche impossible par un chahut de tous les instants.
Véronique préparait sa licence de lettres tout en assurant un service de surveillante d’externat. Il n’est pas toujours facile de suivre des études quand on est issu de famille modeste et le pionnicat était pour elle le moyen de préparer ses examens tout en libérant sa famille des contraintes financières que suppose l’entretien d’un étudiant.

      L’inspecteur principal Pricaz traversa la cour en direction des bâtiments préfabriqués où se tenait la salle de permanence. L’édifice semblait bien misérable avec sa peinture grise écaillée et ses rideaux au jaune fané par le soleil. L’inspecteur entra dans le couloir séparant l’étude d’une autre salle de classe.
Plusieurs générations de collégiens avaient mis le même acharnement à maltraiter la porte d’accès à l’étude. Graffitis et phrases vengeresses voisinaient avec des initiales sculptées au canif ou au cutter dans le contreplaqué du couloir. Le sol en plancher de chêne, noir d’usure et de poussière incrustée, grinça sous les pas de l’inspecteur, troublant un inhabituel silence. Il frappa deux coups discrets à la porte de droite. « Oui, entrez » répondit une voix féminine, haut placée dans les aigus. L’intérieur de la salle d’étude, aussi triste et gris que le dehors, présentait trois lignes de pupitres jumeaux et pouvait accueillir une trentaine d’élèves. Seules trois places étaient occupées par des enfants de sixième que l’horaire de leur car de ramassage obligeait à venir plus tôt que le reste de leur classe.
Véronique Dunand était installée derrière le bureau, un énorme bouquin ouvert devant elle. Elle leva vers l’arrivant des yeux où perçait une interrogation un peu inquiète.
– Bonjour mademoiselle, je souhaite m’entretenir quelques minutes avec vous.
– Oui, c’est pourquoi ? Ah oui, je comprends! Allons dans le couloir, dit-elle en désignant les élèves du menton.
– C’est vous la surveillante qui était de service lundi dernier ?
– Je suis mademoiselle Dunand, oui.
– Mademoiselle, vous êtes bien entendu au courant de l’accident qui a eu lieu dans ce collège. Vous avez eu à surveiller les élèves de troisième D à l’étude de trois à quatre heures. Parlez moi du comportement de cette classe.
– C’est pour moi le plus mauvais moment de la semaine. Les élèves de troisième sont difficiles à tenir et les menaces que je peux proférer à leur endroit restent à peu près inopérantes. Lundi dernier, la classe était comme d’habitude, énervée, turbulente, chahuteuse. Ils savent que je punis peu et ils en profitent.
– Ce ne doit pas être facile en effet, fit l’inspecteur en considérant la silhouette juvénile de la surveillante. Dites moi, s’est-il passé un incident particulier pendant cette heure-là ?
– N...non, je ne crois pas. De quel type d’incident voulez vous parler ?
– Une attitude inhabituelle, des conciliabules, un élève qui s’absente un peu trop longtemps...
Le visage de la surveillante s’empourpra.
– Plusieurs sont sortis en effet pour se rendre aux toilettes.
– Ensemble ou séparément ?
– Les deux.
– C’est l’usage de laisser les élèves sortir à leur guise pendant l’étude ?
La jeune fille rougit un peu plus encore, gênée, fébrile.
– Rassurez-vous, je ne divulguerai rien à votre principal, ajouta l’inspecteur, vous pouvez me parler en toute franchise.
– Les petits demandent à sortir mais les grands ne veulent pas s’abaisser à demander une permission qui est normale pour eux ; seulement...
– Seulement, certaines absences durent plus longtemps qu’il est nécessaire, c’est bien ça ?
– Oui, c’est ça.
– Est-ce que ce sont toujours les mêmes qui s’absentent... trop longtemps ?
– Toujours non, mais souvent !
– Vincent Lebrun était de ceux-là ?
– Oui.
– Il sortait seul ou en même temps qu’un copain ?
– Il sortait seul, mais ça ne veut rien dire. Il pouvait très bien retrouver quelqu’un aux toilettes.
– Vous êtes sûre qu’il se rendait aux toilettes ?
– A priori oui, d’ailleurs certains sentaient la fumée en revenant !
– Est-ce que des filles aussi...
– Oui, quelques-unes.
– Mademoiselle Dunand, je vais faire appel à votre mémoire. Pouvez vous m’établir la liste, confidentielle bien entendu, des élèves qui sont sortis pendant l’heure d’étude ce jour là.
– Vous pensez que c’est nécessaire ? On m’a dit que c’est un accident et je ne vois pas...
– On vous a dit... Vous finissez votre service à cinq heures le lundi ?
– À cinq heures et demie. Je dois passer dans les étages pour vérifier qu’il n’y a plus personne.
– Et lundi dernier, à cinq heures et demie, il n’y avait plus personne dans les couloirs ?
– J’ai fait le tour des classes mais je n’ai pas regardé ma montre.
– Bon, merci mademoiselle. Faites moi cette petite liste pour dix heures, je repasserai vous voir.

      L’inspecteur sortit du couloir des préfabriqués en se frottant la nuque d’une main distraite. Ébloui par la lumière du jour, il marqua un temps d’arrêt sur le petit perron d’accès. Les nuages s’étaient déchirés, laissant apparaître le bleu intense du ciel. Décision prise, il se dirigea vers la porte du bâtiment principal, toujours interdite aux élèves par une barrière métallique. Le violent contraste de luminosité entre la cour ensoleillée et le bas de l’escalier l’obligea à marquer un temps d’arrêt pour laisser ses yeux s’habituer à la pénombre, puis il appuya sur le bouton de la minuterie.
Le sinistre dessin à la craie occupa un instant son attention: la silhouette du corps, une jambe remontant jusqu’à la troisième marche, le laissa perplexe. Difficile d’en tirer une conclusion quant au point de départ de la chute, et c’est pourtant ce que Pricaz voulait déterminer.
Il remonta lentement l’escalier. Au niveau de la troisième marche, celui-ci faisait un coude vers la droite. L’inspecteur examina attentivement l’angle du mur à l’opposé de la main courante. La peinture laquée grise était griffée de traces mordant dans le crépi sous-jacent, alternant avec de brèves traînées noirâtres. Pas très significatif non plus tout cela! Les griffes provenaient sans doute des boucles des cartables et les taches des semelles des collégiens utilisant le mur comme frein de descente au cours des cavalcades de sortie. Rien de spécial non plus sur la main courante ni sur les barreaux de fer soutenant celle-ci. La seconde barrière métallique était toujours en place au sommet de l’escalier. C’est au delà de cette barrière que l’inspecteur Pricaz avait repéré la petite tache de sang. Elle était encore visible par ses contours. Il se promit de la faire analyser. Le policier déplaça la barrière pour accéder au couloir des classes et regarda vers le bas en se frottant vigoureusement la nuque.
Après le couloir du premier étage formant palier, l’escalier continuait vers le second niveau qui semblait être la réplique exacte du premier. Pricaz poursuivit son examen, marche par marche, barreau par barreau. C’est en redescendant que, juste à la hauteur de ses yeux, un infime détail accrocha son attention, détail qui lui avait échappé jusqu’ici, absorbé qu’il était par l’examen du sol. Deux petits cheveux étaient accrochés à une minuscule aspérité de l’angle vif du mur, au coin de l’escalier et du couloir du premier étage.