UN HOMME SANS IMPORTANCE

1. Lundi 20 mars 1978, 16 h 30 : fin de journée.
« Au r’voir m’sieur, au r’voir m’sieur… »
Un pâle sourire éclaira fugacement le visage sévère du jeune instituteur.
— Au revoir, à demain les enfants. Ne traînez pas en chemin, on va avoir l’orage !
Monsieur Durieu alluma la première des deux cigarettes qu’il s’octroyait quotidiennement. Il aimait cet instant qui suit immédiatement la libération des élèves. Moment où l’esprit se relâche, où la tension de la journée s’évacue et où la lassitude ressentie ressemble fortement à du bien-être.
Cinq ans déjà qu’il enseignait à Marcilly, dans cette petite école de montagne ! Mais monsieur Durieu ne regrettait pas son choix. Il se sentait bien au milieu des enfants de la campagne savoyarde. Il aimait leur naturel, leur simplicité, leur spontanéité, leur gentillesse.
Ce poste d’instituteur, il l’avait demandé par défi, par orgueil.
Défi envers lui-même essentiellement. Tous ses camarades de promotion ne juraient que par une affectation en ville, mais lui, pour prouver qu’il était différent, meilleur que les autres peut-être, il avait demandé cette école à classe unique et l’Académie, trop heureuse de tenir enfin un volontaire, avait accédé d’emblée à son désir.
Les débuts avaient été difficiles, laborieux. Mener une école à classe unique d’une vingtaine d’élèves n’était certes pas facile. Il lui fallait sans cesse jongler avec les matières, les sections, les horaires et même les problèmes matériels. Car monsieur Labaume, le maire de Marcilly, en opposant un veto quasi systématique à ses demandes de subventions, lui faisait payer son refus d’assurer le secrétariat de mairie. Il avait refusé car le maire lui avait présenté la chose comme une obligation et monsieur Durieu n’acceptait que les obligations qu’il se créait lui-même.
Comment le maire pouvait-il être mesquin à ce point et agir contre les intérêts des enfants, surtout les enfants de ses administrés !
Et puis il y avait madame Ducret, la patronne du café-épicerie-pompe à essence, qui admettait mal que l’instituteur de la commune fasse ses courses en dehors du village, tout ça pour économiser quatre sous !
Savait-elle seulement ce que gagne un instituteur débutant ?
Peut-être était-elle également déçue que monsieur Durieu, célibataire, n’ait jamais daigné jeter un seul regard à sa fille, rougeaude aux cheveux filasse, qui n’allait pas tarder à coiffer Sainte Catherine.
Cela n’empêchait pas monsieur Durieu de continuer à occuper le vétuste petit logement de fonction au premier étage de la mairie-école, de saluer toujours fort civilement le maire, madame Ducret, sa fille et tous les autres habitants du village qu’il croisait, et de se rendre tous les mercredis au supermarché de la ville.
Faire correctement son travail, ne jamais se mettre dans son tort et ignorer tout le reste, était devenu sa ligne de conduite. Il ne s’était pas fait d’amis dans le village mais cela ne lui manquait pas. D’ailleurs ses élèves l’aimaient bien et le respectaient, cela lui suffisait.

     Un coup de tonnerre éclata derrière la montagne du Buloz, une bourrasque de vent agita les pans de la blouse grise de l’instituteur, confirmant sa prédiction : le premier orage de printemps arrivait du sud-ouest. Dans quelques minutes la pluie serait là. Est-ce que ses élèves auront eu le temps de rentrer ? Oui probablement, sauf peut-être la petite Marie Montaz qui habitait le hameau du Villard, à plus de trois kilomètres. Monsieur Durieu écrasa du bout du pied le mégot de sa cigarette, ferma soigneusement le petit portail de la cour de récréation et emprunta l’escalier qui, entre mairie et salle de classe, montait à son logement.
Dès son entrée dans la pièce principale, pièce qui faisait en même temps office de cuisine, de salle à manger, de bureau et de salon, il se dirigea vers le mur où était punaisé le calendrier des Postes de l’année.
« Bien bien bien, trois jours après la nouvelle lune, voici un orage qui arrive bigrement à point. Demain, après la classe, j’irai faire un tour aux morilles dans la frênaie du Montcel. »
La pluie se déclencha, brutale, intense, obscurcissant la fenêtre sans rideaux. Monsieur Durieu actionna le commutateur de la lampe à contrepoids placée juste au-dessus de la table de cuisine qui lui servait également de bureau. Il eut un petit sourire en pensant au maire qui ne manquerait pas d’observer la lumière dans son logement. Allumer l’électricité à cinq heures du soir, fin mars ! Est-ce qu’il pensait aux centimes additionnels que le conseil municipal serait obligé de voter ? Il faut dire qu’il n’y avait qu’un unique compteur électrique pour la mairie, l’école et son petit logement. Il haussa les épaules : entre la mesquinerie des adultes et la gentillesse naïve des enfants, son choix était fait depuis longtemps.

     Repas du soir terminé, vaisselle faite, Monsieur Durieu prépara la tasse de café soluble qu’il s’octroyait chaque jour avant de se mettre à la préparation de son travail du lendemain.
Comme d’habitude, il commença par les modèles d’écriture de la section des petits, activité qui lui laissait l’esprit libre pour penser à la suite de ses préparations. Négligeant son stylo, il saisit un porte-plume et ouvrit sa bouteille d’encre.
Monsieur Durieu ne se sentait pas le moins du monde rétrograde dans son enseignement et ses exigences : il tolérait l’usage du stylo à bille dans la rédaction des devoirs mais tenait à ce que ses élèves se servent du porte-plume pour l’apprentissage de l’écriture.
Sur chacun des cahiers, il calligraphia la lettre « m » puis chercha un nom commun d’application. Son choix fut immédiat : « morille », c’était de circonstance. Il traça ensuite la première lettre de deux lignes de « M » majuscules, hésita longuement sur le choix du nom propre.
Le prénom « Monique » s’était immédiatement imposé à son esprit.
Monique, son amie du temps de l’I.U.F.M.
Monique qu’il avait aimée passionnément et qui l’avait laissé tomber un jour, comme ça, sans explications, le laissant meurtri, anéanti.
Monique qui, à en croire la rumeur, avait finalement préféré les filles - ou plutôt une fille - aux garçons qui tournaient autour d’elle !
Monsieur Durieu chassa cette pensée qui lui faisait encore mal et, avec application, il calligraphia « Marie » sur chacun des cahiers.
Satisfait de ses modèles, l’instituteur sortit une seconde « Lucky Strike » de son paquet de cigarettes et se mit à la correction des rédactions du cours moyen.