2. Mardi 21 mars : un jour bien ordinaire.
— Entrez les enfants. Sans bousculer les autres, Benoît !»
— Asseyez-vous.
— Bon, les petits, commençons par vous. Écriture : votre cahier du jour est posé sur votre pupitre. Ouvrez-le. Aujourd’hui vous allez tracer des lignes de « m » Suivez bien le modèle. Allez, au travail et appliquez-vous !
Les moyens, dans votre cahier, vous trouverez votre dictée d’hier corrigée. Je ne suis pas très satisfait : trop de fautes d’étourderie. Alors cette dictée, vous allez me la recopier soigneusement, et sans faute cette fois ! Appliquez-vous, car vous serez notés également sur votre écriture. Et si vous recopiez des fautes, votre note baissera ! Allez-y.
— À nous maintenant les grands, voici vos rédactions d’hier. Ce n’est pas trop mal dans l’ensemble. Il semble bien que vous ayez compris qu’il faille un plan à tout devoir, mais il y a encore trop de fautes.
— Benoît Dumont cinq sur dix. Le plan de ton travail est bon mais ton cahier est un vrai torchon.
— Mais m’sieur, vous avez dit que c’est surtout les idées qui comptent…
— Écoute-moi bien Benoît, d’abord, il vaut mieux dire : « ce sont les idées… » Ensuite, tu peux avoir les meilleures idées du monde, si tu ne sais pas les présenter, personne n’en profitera. Présenter ses idées par écrit veut dire aussi faire en sorte qu’on ait envie de te lire, et tu vois, là, ce n’est pas le cas. Je passe deux fois plus de temps sur ton travail que sur ceux des autres. Tu écris mal, il y a des fautes, des ratures et même des pâtés. J’ai cru un instant que c’était le travail du cochon de ta ferme !
Un rire contenu anima les visages des grands.
— Mais m’sieur…
— Quoi, mais m’sieur ? Regarde donc tes mains ! Il n’est pas neuf heures et elles sont déjà toutes sales ! Prends plutôt exemple sur ta voisine : mains propres, ongles soignés, un peu trop pointus peut-être, n’est-ce pas Marie ?
Le visage de l’interpellée rosit de contentement. Ses yeux d’un bleu intense pétillèrent.
— Mais m’sieur, moi, j’ai aidé à la ferme ce matin…
— C‘est bien d’aider, Benoît, mais il ne faut pas pour autant négliger la propreté. Allez, tu vas au lavabo et tu m’astiques tout ça !
— C’est ma fête aujourd’hui…
— Qu’est-ce que tu marmonnes encore ?
— Rien m’sieur.
— Oui, bon, passons. Damien Péroz, ne ris pas trop fort. Cinq aussi. Chez toi, c’est surtout l’orthographe qui ne va pas. Tu fais en rédaction des fautes que tu ne fais plus en dictée. Conclusion, tu ne relis pas tes devoirs.
— Mais si m’sieur, je relis !
— Tu relis le titre et le point final, pas plus hein Damien ? Véronique Magnin, cinq également. C’est propre, sans faute mais cela manque un peu d’originalité. Il ne faut pas se contenter de répéter ce qu’on a vu en classe mais essayer de trouver des idées personnelles.
— Oui m’sieur.
— Oh toi, tu es toujours d’accord !
— Oui m’sieur.
— N’insistons pas ! Sylvie Lamagne, six. C’est un assez bon travail mais un peu succinct, un peu court si tu préfères.
— Luc Mermillod, sept, c’est bien Luc. Et on garde le dessert pour la fin : Marie Montaz huit sur dix, c’est très bien Marie, propre bien entendu, sans faute, original. Je te félicite.
Un charmant sourire illumina le visage intelligent de la fille.
— Merci monsieur.
« C’est bien vrai que les filles sont plus mûres et plus avancées que les garçons du même âge » pensa l’instituteur, « une vraie petite femme, cette petite Marie… »
Monsieur Durieu se secoua moralement. À aucun prix il ne voulait montrer de favoritisme. Les enfants sont tellement observateurs et si sensibles à l’injustice !
— Bon, maintenant au travail. Arithmétique. Vous avez à résoudre cinq divisions comportant deux chiffres au diviseur. Ouvrez votre cahier, les opérations sont préparées. Chaque bon résultat vous rapportera deux points. Benoît, ce n’est pas la peine de jeter des regards en biais sur le cahier de Marie, vous avez tous des opérations différentes. Allez-y maintenant !
Monsieur Durieu effaça soigneusement à l'éponge humide le tableau vert dont la peinture écaillée laissait apparaître les veines du bois puis commença un dessin stylisé de la carte de France. Il râla intérieurement. « Tout de même, une série de cartes murales, ce n'est peut-être pas trop demander. Après tout il s'agit du bien de leurs enfants plus que de ma commodité personnelle... »
Il regarda le cadran de sa montre : 15 heures 15.
— Récréation les enfants ! Vous pouvez sortir. Et pas de bêtises ni de bousculades surtout, le sol est encore mouillé et boueux par endroits, et tout ce qui est mouillé est glissant. Je vous surveille d'ici !
Monsieur Durieu ouvrit la fenêtre. Il eut un sourire intérieur en songeant au maire qui ne manquerait pas de lui reprocher les calories envolées.
Conscient de ses responsabilités, il jetait de temps à autre un regard par la fenêtre, prêt à sortir, à intervenir ; mais non, tout se passait au mieux dans la cour de récréation. Il traçait à la craie bleue les lignes des fleuves et des principales rivières de France quand la porte de la salle de classe s’ouvrit à la volée.
— M'sieur, m'sieur !
— Qu'est-ce c’est ? Un tremblement de terre ? Ah, c’est toi Véronique ! Qu’est-ce qui t'arrive ?
— C'est Marie, m'sieur, elle est tombée sur son dos, elle pleure !
Monsieur Durieu sortit rapidement de la classe. Il se précipita vers l'attroupement qui entourait l'élève allongée sur le cailloutis boueux de la cour.
— Écartez-vous ! Allons, écartez-vous ! Qu'est-ce qu’il y a Marie ? Tu t’es fait mal à ta tête ?
— Non, dans le dos, monsieur, je suis tombée sur un caillou pointu.
— Quelqu’un t'a bousculée ?
— Je ne sais pas... j’ai glissé.
— On approfondira tout ça plus tard. Viens avec moi en classe, on va voir ce qui ne va pas. Monsieur Durieu enleva la fille dans ses bras et entra dans la salle en bougonnant : « quatre ans que je demande le goudronnage de cette cour... bon sang de bonsoir ! »
— Tu peux retourner jouer, Véronique, je vais soigner ton amie.
Il posa délicatement la petite fille grimaçant de douleur sur l’estrade.
— Montre-moi ça, dit le maître en soulevant les vêtements de la jeune adolescente. Tu as un peu de terre dans le dos, mais rassure-toi, ton joli pull n’est pas du tout abîmé, juste un peu sali. Ah ! En revanche, ta petite chemise est un peu déchirée. Tu as aussi un peu saigné mais ne t'inquiète pas, cela n'est pas très grave. Je vais chercher la pharmacie de secours.
Il enleva sa blouse qu’il posa sur le plancher de l’estrade, se dirigea vers le fond de la classe, releva ses manches, se savonna soigneusement les mains au petit lavabo de fonte émaillée de blanc accroché au mur. Il ouvrit ensuite l'armoire aux accessoires et en sortit une boite métallique qu'il revint poser sur le bureau.
— Allez, ma belle, on enlève tout, d’abord le pull et ça aussi, ajouta l’instituteur en faisant glisser le sous-vêtement souillé de sang par-dessus la tête de l’enfant.
— Tu as quand même une belle écorchure ! Il faut désinfecter... Mets-toi à genou sur ma blouse, elle ne craint plus rien. Attends, je prends la chaise... Voilà, penche-toi vers moi et arrondis le dos.
Il ouvrit la boite blanche marquée d'une croix verte et pesta intérieurement : « bien sûr, il n'y a plus d'eau oxygénée ! Je lui ai pourtant dit que c'était prioritaire, à cet âne ! »
— Marie, il faut que tu sois courageuse, je vais devoir verser un peu d'alcool à 90° sur ton dos, cela va te piquer. Appuie-toi sur mon bras gauche et serre les dents, tu es prête ?
— Allez-y monsieur. Aïe, aïe, aïe, ça brûle !
— Oui, c’est de l’alcool ! Hé Marie, tu me fais mal au bras avec tes griffes ! Voilà, c'est fini. Reste penchée comme ça encore un instant, je nettoie la plaie. Ça y est. Un petit pansement maintenant… Dans ton malheur tu as de la chance, il en reste encore un à la bonne taille ! Bon, à mon tour. Tu vois, moi aussi il faut que je me désinfecte ! Le maître versa un filet d’alcool médicinal sur son bras où perlaient quelques gouttes de sang. Huuuh, tu as raison, ça pique diablement fort !
Allez, rhabille-toi Marie. Tu peux remettre ton pull mais pas ta chemise, elle est toute poisseuse. Je la mets dans une poche en plastique là, sous le bureau, tu l’emporteras dans ton cartable tout à l’heure. Tu y penseras ?
— Oui monsieur.
La fille se leva, enfila son pull-over à grosses mailles à même la peau, masquant ses petits seins de préadolescente.
— Attends un instant, tu as aussi un peu de terre derrière la tête.
L’instituteur passa rapidement la main sur les cheveux blonds de son élève.
— Voilà, Marie, tout est réparé. Hé ! Qu'est-ce que tu fais à la fenêtre, Benoît ? Veux-tu te sauver !
— Monsieur…
— Oui Marie ?
— Excusez-moi de vous avoir griffé, je ne l’ai pas fait exprès.
— Je le sais bien, mais ce ne sera rien, va.
— Monsieur…
— Oui ?
— Merci de m’avoir soignée.
La toute jeune fille se hissa sur ses pointes de pieds et fit claquer un baiser sonore sur la joue bleuissante de monsieur Durieu.
— Va t’asseoir à ta place, Marie, je fais rentrer les autres.