11. Réquisitoire
L’avocat général Delfosse se leva lentement. Le rictus qui relevait le coin gauche de ses lèvres et donnait à son visage une expression d’énervante ironie avait disparu, remplacé par le masque de froide rigueur du magistrat.
— Messieurs de la Cour, mesdames et messieurs les jurés, vous allez devoir vous prononcer sur la culpabilité d’un homme. Un homme à qui vous aviez confié votre fille, et qui a profité de l’autorité que lui donnait sa mission pour la suborner, la violenter, la violer et finalement la tuer.
Oui, votre fille car ce qui est arrivé à la malheureuse Marie aurait pu arriver à votre enfant et pourrait encore lui arriver si vous vous laissez abuser par l’apparente naïveté de la défense de cet homme. Je dis bien apparente naïveté car derrière ces maladresses, ce refus de prendre un défenseur, cette demande de considération, ces protestations d’innocence, ces accès de colère se cache une habileté diabolique : démontrer par l’absurde qu’il est innocent. Mais vous ne vous laisserez pas abuser par ce système car, mesdames et messieurs, vous avez devant vous un criminel redoutable, un asocial d’autant plus redoutable qu’il est intelligent.
Car voici un homme qui avait toutes les chances ; d’abord celle de faire des études correctes sinon brillantes et qui débutait dans la vie sociale avec un métier respectable et une mission exaltante, la chance d’avoir un cadre de vie envié, celle de la sécurité de l’emploi, un logement gratuit, la confiance de tout un village. Mais il a commencé par refuser de s’intégrer à la vie communautaire : refus du secrétariat de mairie, refus de faire ses achats à l’épicerie du village, refus de communiquer avec les adultes. Cet homme dont on pouvait envier le sort commence par s’isoler du monde de ses semblables. Son milieu devient uniquement un monde d’enfants sur qui il a tous pouvoirs, du moins se l’imagine-t-il et, quand il a des loisirs, que fait-il ? Il s’isole encore plus en parcourant seul les bois de sa région.
Vous pensez, et vous avez raison, qu’il n’y a dans cette volonté d’isolement rien de répréhensible. Certes. Mais imaginez maintenant cet homme solitaire, autarcique dirais-je même, confronté à ses pulsions naturelles de mâle qu’il ne peut assouvir car il y a en lui une haine de la femme adulte. Oui, je dis bien haine de la femme due à une aventure malheureuse. Sa première et unique amie l’a laissé tomber, elle lui a préféré une femme ! Crime impardonnable à ses yeux, et pour lui, c’est tout le genre féminin qui est responsable.
Et puis il y a la petite Marie, jolie, gracieuse, gentille, intelligente, admirative. Presque formée. Pas encore une femme mais déjà plus une enfant. Marie multiplie les efforts et les sourires pour faire plaisir à son maître. Alors Durieu personnalise cette admiration. Il prend pour lui ce qui s’adresse à sa fonction. Un banal petit incident comme il en arrive tous les jours dans les cours de récréation va tout déclencher. La petite Marie tombe et se fait mal. Sous prétexte de la soigner, Durieu en profite pour la déshabiller et c’est le déclic fatal. Le gracieux petit corps d’un côté, sa continence forcée de l’autre, Durieu craque. Il ne peut évidemment pas agir en classe car les autres élèves sont à l’affût alors il prémédite son coup.
Oui mesdames et messieurs, il prémédite d’emmener Marie dans le bois du Montcel, bois qu’il connaît bien et où il sait qu’il ne sera pas dérangé. À l’heure de la sortie, malgré les refus de celle-ci, il oblige moralement Marie à monter dans sa voiture puis, arrivé dans le bois, il ne se retient plus, il l’oblige à se coucher, arrache ses vêtements, la bâillonne pour étouffer ses cris et la viole sauvagement.
La pulsion passée, Durieu prend conscience de l’énormité de son acte : la fille va parler, va tout dire à ses parents. Cette idée lui devient immédiatement insupportable. Un seul moyen pour empêcher cela, un moyen radical, horrible. Après avoir violé, Durieu tue.
Devant l’abomination de ce qu’il vient de faire et que vous avez pu voir sur les photographies de la gendarmerie, il panique et s’enfuit. Des élèves le voient revenir et décrivent son agitation. Mais Durieu est intelligent. Il se reprend rapidement et échafaude mentalement un scénario qui le mettra hors de cause en accumulant les indices contre lui. Il retourne sur les lieux de son forfait, dissimule le corps martyrisé ainsi que les habits, marche dans le bois pour conforter l’excuse de la recherche de champignons et pousse même la duplicité jusqu’à dissimuler un sous-vêtement souillé de sang sous son bureau. En effet, qui pourrait penser qu’un assassin puisse garder une pièce à conviction dont on est sûr qu’elle sera découverte ?
Quand les parents s’inquiètent de la disparition de la fille, Durieu prend une part active au déclenchement des recherches. Il sait qu’il sera rapidement soupçonné mais, suprême habileté, il ne fait rien pour se soustraire. On pensera par la suite à un étranger : il passe toujours quelqu’un qu’on ne connaît pas sur les routes d’un village ! Mais voilà, le scénario qu’il a conçu et qu’il pensait devoir se conclure par un non-lieu s’est poursuivi car si le juge d’instruction s’est effectivement posé la question : quelqu’un d’autre a-t-il pu tuer Marie Montaz ? Un rôdeur, un chemineau, un étranger ? La réponse fut non. Les gendarmes, mandatés par le juge d’instruction, ont enquêté pendant des jours, questionné tout le village et même les villages voisins, cherché partout des indices, mais rien ! Dans ces campagnes où personne ne peut passer sans être repéré, aucun, je dis bien aucun témoignage n’est venu corroborer la thèse de l’étranger de passage. Dans le bois, aucun indice n’a indiqué de présence récente autre que celle de l’accusé. Le témoignage de la petite Véronique, les empreintes de roues près du bois, de bottes dans le bois, les taches de deux sangs différents sur les habits de la victime et sur ceux de Durieu, les débris de peau sous les ongles de Marie, les griffures sur l’avant-bras de l’accusé, le sous-vêtement sous le bureau, son attitude, son caractère, tout accuse Durieu !
Oui, cet homme est coupable, mesdames et messieurs. Cet homme est intelligent, il est pleinement responsable de ce qu’il a fait, l’expert l’a confirmé. Cet homme connaît le bien et le mal, il est d’autant plus coupable. Cet homme est accessible à une sanction, elle doit être exemplaire. Aucun doute ne doit traverser votre esprit, mesdames messieurs, cet homme est coupable. Ne remettez pas en liberté un récidiviste potentiel. Cet homme a fait vivre l’enfer à la petite Marie Montaz, cet homme lui a enlevé de la manière la plus horrible qui soit plus de soixante ans de vie, faites en sorte que lui aussi connaisse l’enfer ! Je requiers contre Durieu la prison à perpétuité assortie d’une période de sûreté de trente ans.
Un long silence s’établit sur le prétoire. Le masque abasourdi de l’enseignant accusait l’impact du réquisitoire. Les visages graves des jurés n’auguraient rien de bon. Le président du tribunal prit la parole :
— Durieu, avez-vous préparé votre défense ?
— Oui… Non… Je ne sais plus. Je vis un effroyable cauchemar. Je veux me réveiller. Je veux me dire que vous n’existez pas et pourtant vous êtes là qui allez décider de la suite de ma vie, vous faites partie de cet horrible songe. Moi qui n’aime que la nature, la simplicité, la vérité, la vie, je suis là, à vivre ce rêve hostile et récurent d’une glissade sans fin vers le fond d’un gouffre.
J’ai un métier que j’adore, des élèves que j’aime, je n’ai rien fait sinon mon travail et mon devoir et je suis là devant un tribunal qui me juge !
Moi qui ne supporte pas la douleur des autres, fusse celle d’un animal, on m’accuse d’avoir tué. J’ai arrêté de pêcher pour ne pas supprimer gratuitement des vies ; je ne mange pas de viande car je ne veux pas que l’on sacrifie des animaux pour moi. À l’armée, je tirais en dehors de la cible quand elle représentait une silhouette humaine. Comment aurais-je pu tuer ? Comment ce métier qui m’a apporté tant de satisfactions a-t-il pu m’amener là ?
Ma défense ? Comment peut-on se défendre avec des mots ? Les mots sont une injustice pour ceux qui ne savent pas les employer. Je sais employer les mots qui enseignent, les mots qui consolent, les mots qui disent la vérité, pas les mots de rhétorique et de manipulation. Les derniers que je veux dire ici sont des mots de vérité : je suis innocent, je n’ai pas tué Marie Montaz !
Manchette du « Dauphiné libéré » du 22 septembre 1978 :
30 ANS pour le pédophile assassin !